L'enquête russe
Royal, la rive gauchepuis les rues de Seine et de Tournon jusqu’au Palais du Luxembourg.
Il y avait foule et Nicolas constata bien vite la justesse des opinions entendues sur le nouvel édifice chez Noblecourt et le duc de Croÿ. Il excipa de ses fonctions auprès de l’inspecteur de service pour obtenir une place assise au parterre, bénéficiant d’une innovation qui lui permettait, confortablement installé, d’avoir l’œil sur la loge où se tiendrait le couple russe. La salle était comble et fiévreuse dans l’attente de l’arrivée du comte du Nord, tant l’événement faisait mode à Paris et drainait une foule curieuse et bienveillante. Il essayait de distraire son esprit de ce qui venait de se passer. Était-il assez sot et inconséquent d’avoir pris la mouche pour une vétille qui s’était si souvent répétée depuis tant d’années ? Était-il acceptable qu’à près de quarante ans, il n’eût pas encore appris à maîtriser ses humeurs ? Il s’en voulait d’avoir offert ce triste spectacle à M. Le Noir consterné et à ses adjoints médusés.
Un incident le sortit de sa rumination. Une femme de qualité, richement vêtue, venait d’ordonner sur un ton d’arrogance marquée à son vieux voisin d’avoir à lui céder sa place et d’en déloger, vu qu’elle la considérait comme meilleure que la sienne et qu’il aurait affaire à ses gens s’il n’obtempérait pas sur-le-champ. Rien ne décelait chez l’agressé dans sa mise propre et modeste, sauf peut-être sa somptueuse perruque à trois marteaux, qu’il pût s’agir d’un personnage d’importance. Il ne répondit pas à la dame qui faisait tapage, la toisa, puis appela d’un geste l’inspecteur que la querelle avait attiré et lui parla à l’oreille. Le policier pria poliment la dame de le suivre. Elle fit scandale et l’on fut contraintd’appeler deux gardes-françaises qui l’emmenèrent de force malgré ses cris et ses menaces. L’inspecteur s’approcha de Nicolas et lui confia à l’oreille que l’homme était un procureur général de la prévôté de l’Hôtel, proche du chancelier de France, garde des sceaux.
Un frémissement agitait l’assistance. L’avant-loge s’emplit de cinq spectateurs parmi lesquels Nicolas reconnut le comte et la comtesse du Nord, le prince Bariatinski, ministre russe à Paris, et deux autres personnages de la suite du prince. La foule se dressa et applaudit à tout rompre. Le prince salua, sa femme se ploya dans une grande révérence de cour, ce qui redoubla les vivats. Une femme auprès de Nicolas murmura, tout en frappant des mains : « Dieu qu’il est laid ! Dieu qu’il est laid ! »
L’une des pièces ayant pour héros le roi Henri IV, chaque réplique pouvant s’appliquer à l’événement présent était ponctuée par les acclamations du parterre. Nicolas observait depuis des années combien les spectacles permettaient au public de manifester, souvent de manière cruelle et violente, ses préférences et ses haines. La représentation n’échappa nullement à cette habitude. À une réflexion du vert-galant sur Sully et ses ennemis, Ils m’ont trompé, les méchants ! une voix dans le parterre s’éleva pour crier : Oui, foutre, ils vous ont trompé . Nicolas comprit aux applaudissements qui saluèrent cette sortie que la victime en question était Necker, regretté du peuple qui ne laissait pas de se flatter de le voir un jour rentrer en grâce.
Soudain Nicolas remarqua une agitation dans la loge princière. Un homme était entré et parlait àl’oreille du ministre russe. Bariatinski se leva, murmura quelques mots au comte du Nord qui sembla approuver ce qui lui était dit. Nicolas en éprouva une vive inquiétude qui s’accrut quand il vit l’inspecteur de service lui faire de loin signe de le rejoindre. Il se leva, au grand dam de ses voisins dérangés, et retrouva dans le foyer son confrère qui lui remit un billet qu’il ouvrit aussitôt.
Mon cher Nicolas, je vous attends sur-le-champ à l’hôtel de police. Votre dévoué Le Noir.
La brièveté du message et le caractère lapidaire de la formule de politesse ranimèrent une angoisse qui, il s’en rendit compte, ne l’avait jamais quitté depuis le début de cet invraisemblable projet. Il sortit en courant du théâtre, sauta dans sa voiture et cria au cocher de le conduire au plus vite rue Neuve-des-Capucines.
VII
LE COMTE DU NORD
« Le plus dangereux présent
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