L'enquête russe
tête contre la main offerte. Nicolas poussa son avantage, fourragea le cou du perroquet qui, ravi, se mit à roucouler et, confiant, s’accrocha à la manche de l’habit, puis remonta jusqu’à l’épaule du commissaire où, après avoir gentiment mordillé son oreille, il se plongea avec délice dans sa chevelure. Pendant ce temps le commissaire fouillait l’intérieur de la cage. Il ne trouva rien dans la mangeoire pleine de graines mais, au fond d’une petite vasque d’argent, il remarqua un reflet vert chatoyant doucement dans son eau sale. Le cœur battant il y plongea la main et retira délicatement la broche à émeraude de la grande-duchesse. Il regagna le boudoir où il trouva le prince Bariatinski qui pressait Bourdeau d’en terminer afin d’emporter les corps. Une charrette emplie de foin attendait dans la cour intérieure de l’Hôtel de Lévi dans laquelle le vide avait été ordonné.
— Ah ! Monsieur le marquis, il faut nous hâter. Une question. Tout est prêt pour emporter discrètement les deux cadavres. Que comptez-vous en faire ?
La question était légitime, en particulier s’agissant du valet, sujet russe.
— Des examens d’ouvertures au Grand Châtelet, monsieur l’ambassadeur, s’il vous plaît d’y consentir. Mais auparavant j’ai l’honneur de vous remettre le bijou dont la perte vous importait tant.
Le diplomate russe perdit son apparence glacée et se jeta sur la broche qu’il éleva comme un ostensoir, puis il saisit Nicolas et l’embrassa.
— Monsieur le marquis, vous n’imaginez pas dequelle mauvaise passe vous nous tirez. Pardonnez cet élan de reconnaissance si russe. Où l’avez-vous trouvée ?
— À plus ou moins brève échéance, l’objet aurait été retrouvé dans la cage du perroquet, conclut Nicolas après avoir éclairé l’ambassadeur sur les circonstances qui l’avaient conduit à cette découverte.
— Cela suppose, monsieur le marquis, une capacité de raisonnement sur l’enchaînement des causes qui ne laisse pas d’être admirable. Son Altesse impériale connaîtra ce qu’elle vous doit. Je vous serais gré de demeurer un moment jusqu’à son retour, que je sois en mesure de vous présenter et que vous entendiez de sa bouche l’expression de la reconnaissance qu’elle vous doit.
Fallait-il, pensa Nicolas, deux morts pour aboutir et atteindre le but recherché ? La confiance et le rapprochement souhaités par Sartine et Vergennes allaient ainsi être obtenus. Que le destin était cruel que ce fût à ce prix !
— Permettez, monsieur l’ambassadeur, que je donne les instructions nécessaires à l’inspecteur Bourdeau pour la destination des corps et l’étude qu’habituellement…
— Comme à Vienne ?
— En effet. Ensuite, avec votre accord, je devrai enquêter ici.
— Mais qu’importe, la broche est retrouvée.
Le prince Bariatinski tenait d’évidence pour négligeable la mort de deux serviteurs considérés sans doute comme des meubles. Ces attitudes de ceux que leur place dans les ordres de la société aurait dû conduire à plus d’humaine sensibilité lui faisaient l’effet d’un désordre, d’un scandale, dont l’amertumetoujours le poursuivait en le meurtrissant tant il se sentait partie prenante des plus privilégiés.
— Permettez-moi de vous faire observer que l’événement est loin d’être négligeable. Comment, deux meurtres à l’intérieur d’une ambassade au moment où elle accueille le comte et la comtesse du Nord, et nous ne prendrions aucune mesure ? Il y va de la sécurité de nos hôtes illustres et quel opprobre pour le royaume si celle-ci était en rien menacée !
— Soit. Nous interrogerons le prince sur cette nécessité.
— Je vous en préviens, il me faudra libre accès dans l’hôtel et permission d’interroger le domestique.
— Que voulez-vous que ces gens-là vous disent ?
Et de nouveau ce mépris blessa Nicolas. Ce puissant possédait, comme le lui avait expliqué Corberon, des milliers de serfs en Russie. Sans doute accoutumé dès l’enfance à se distinguer de tout le reste des hommes, à se regarder comme une divinité terrestre, il considérait ses domestiques comme des animaux d’une autre espèce, nés pour servir et satisfaire toutes ses fantaisies. La voix du chanoine Le Floch retentit dans sa mémoire, qui rappelait souvent au prône que « puissants et serviteurs étaient frères et appelés au même héritage éternel
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