L'enquête russe
le secoua. Nicolas se souvint des remarques de Corberon : une humeur étrange qui s’en va comme elle est venue ; quand elle le prend, on dirait que c’est un ressort de machine qui se démonte tout à coup. Sa raison est tout à l’envers, c’est la dérision elle-même en personne. En dépit de ce déséquilibre et pour embarrassé que fût son débit, il parlait un français parfait presque sans accent.
— Monsieur, voulez-vous être à moi ?
— Je suis au roi, monseigneur, mais rien ne s’oppose, si cela ne touche pas les intérêts de Sa Majesté, d’être votre très humble et obéissant serviteur.
— C’est cela ! C’est cela ! s’écria Paul avec une sorte d’exaltation maladive. Vous serez mon ami. Voyez comme je suis menacé. On tue dans mon propre appartement. On cherche à me dépouiller d’un bijou dont la disparition ne manquerait pas de signer ma perte auprès de ma mère. On me hait, on me craint, on veut ma mort, tout conspire à me nuire 48 , comme ce fut le cas pour mon père…
Il se tordait les mains et les commissures de sa bouche déformée laissèrent échapper un peu d’écume.Il avait haussé la voix, à la stupéfaction de Nicolas habitué à ce ton de cour qui se faisait une obligation de n’élever la voix qu’à demi, chacun se contenant, se tempérant et modérant ses gestes. Nicolas estima que le moment était propice pour dévoiler ses batteries.
— Pour assurer au plus près sa sûreté, Votre Altesse impériale consentirait-elle à autoriser mon enquête à l’hôtel de son ministre et à ne point quitter sa personne tant qu’elle demeurera à Paris ?
— J’y consens de grand cœur. À une condition pourtant, c’est que vous me rendiez compte exact de l’état de ce que vous découvrirez à chaque étape de votre mission. Cela vous convient-il, monsieur le marquis ?
— Monseigneur, je suis votre serviteur. Son Altesse m’autorisera-t-elle à informer M. de Vergennes du rôle que je jouerai auprès d’elle ?
— Vous êtes plein d’égards en me le demandant. Je suppose que de toute façon vous l’auriez prévenu sans m’en avertir. Je m’empresse de vous dire que j’aurais trouvé cela convenable. Il n’y a rien que je veuille dissimuler aux ministres de Sa Majesté.
— Monseigneur, pour ne pas perdre de temps, je dois vous résumer le dilemme devant lequel nous sommes placés.
— Nous vous écoutons.
— Deux cadavres dans le boudoir. Un secrétaire armoire forcé. Un écrin ouvert. La broche disparue puis retrouvée dans la cage du perroquet. Voilà les faits. Cependant je dois être assuré d’un point. Cette broche récupérée est-elle authentique ? Voyager en Europe avec un tel bijou est risqué. Était-ce une copie, magnifique réplique destinée à donner lechange pendant que l’original dort au fond d’une armoire de fer à Saint-Pétersbourg ? La broche que j’ai retrouvée, autre question, est-elle l’authentique et le voleur ne l’a-t-il point substituée ?
— La broche est bien celle que nous présentons à l’admiration des cours d’Europe. Son émeraude est unique et nul ne parviendrait à en restituer l’apparence et l’éclat. J’entends votre inquiétude. Quant à celle que vous nous avez si heureusement rendue, elle est bien authentique. Outre ce que je viens de vous préciser, elle possède une marque connue de nous seuls et impossible à copier, qui garantit sa véracité.
— Voilà la question réglée. Si je ne craignais pas d’abuser de la patience de Votre Altesse impériale, je lui poserais une autre question.
— Faites, faites, cela me distrait furieusement.
— L’un des morts dans le boudoir se nomme, m’a-t-on dit, Pavel. Si j’en crois ce prénom, il est russe. Cependant, fait-il partie de votre suite ou est-ce un serviteur du prince Bariatinski ?
Paul Pétrovitch à nouveau s’assombrissait. Comme égaré, il jeta un regard soupçonneux autour de lui, entraîna Nicolas vers la croisée et lui parla bas à l’oreille.
— Une véritable cohorte m’accompagne depuis Saint-Pétersbourg, nobles, courtisans, serviteurs, médecins, scribes, cuisiniers et un astrologue, sans compter le perroquet que vous connaissez. Le mort, c’est Pavel Volkov. Vous êtes sans doute surpris que je connaisse son nom. C’est le maître d’hôtel, il m’approche chaque jour. C’est un traître, un espion de ma mère. J’ai été prévenu contre lui dès avant mon départ
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