L'enquête russe
par ceux qui spéculent sur le prochain règne… Que faire ? Le rejeter aurait montré que jele soupçonnais. Que serait-il advenu ? Un autre eût été imposé, dont les menées n’auraient peut-être pas été traversées.
Il se signa à l’envers, selon la coutume orthodoxe.
— Il a volé des lettres. Mes proches en Russie ont été arrêtés et exilés.
Nicolas réfléchissait aux propos du prince qui s’ouvrait à lui avec une redoutable franchise. Si Pavel Volkov était un agent de Catherine II, qui avait intérêt à le faire disparaître ? Il ne pouvait poser cette question, mais la garder précieusement en tête comme une terrible, mais plausible hypothèse.
— Et l’autre cadavre ?
— Bariatinski me dit qu’il s’agit d’un frotteur il y a peu engagé à l’occasion de ma visite. Le pauvre hère s’est sans doute trouvé au mauvais endroit au mauvais moment !
— Puis-je me permettre de demander à Votre Altesse impériale si elle connaît le comte de Rovski ? Igor de Rovski, officier de la garde ?
Nicolas regretta aussitôt sa question. Quelle mouche piquait le prince ? Il s’était empourpré, ses yeux roulaient dans leur orbite, ses mains agitées de tremblements paraissaient étrangler une invisible proie.
— Je le hais comme les autres… Ces pourceaux… Pourquoi cette question ?
— C’est qu’il était à Paris sous le prétexte de vous faire sa cour.
— Sa cour ! Lui ! À moi ? Je l’eusse fait jeter à la rue par mes valets s’il avait osé se présenter ici.
— Je dois informer Son Altesse impériale que l’homme en question a été trouvé assassiné dans son hôtel, rue de Richelieu.
— Vraiment ? Voilà une nouvelle qui illumine ma journée.
Et il se signa derechef. Il demeurait silencieux mais ses lèvres palpitaient. Nicolas se demanda ce qu’il exprimait ainsi : une prière, des malédictions ?
— Un jour, monsieur, ils me tueront. Savez-vous que souvent la nuit je reste éveillé. Le croiriez-vous ? Un soir à Saint-Pétersbourg avec le prince Kourakin, mon ami d’enfance, nous eûmes l’idée de sortir du palais pour voir la ville au clair de lune. Nous plaisantions. Au détour d’une rue, dans l’enfoncement d’une porte, j’aperçus un homme enveloppé d’un manteau, un chapeau militaire rabattu sur ses yeux. Il se mit à ma gauche. Je sentis un froid glacial m’envelopper. Je dis à Kourakin : « Voilà un singulier compagnon ! – Quel compagnon ? – Mais celui qui marche à ma gauche entre le mur et moi. – Comment, observa-t-il, il n’y a de place pour personne entre le mur et vous. » J’allongeai le bras et, en effet, sentis la muraille glacée.
Le prince repliait le revers de son habit comme si le froid le saisissait à nouveau.
— Je tremblais non de peur mais de froid, mon sang se figeait dans mes veines. Tout à coup une voix creuse m’appela par mon nom. « Que veux-tu ? » dis-je. « Paul », répétait-il d’un ton affectueux, puis il ajouta : « Paul, pauvre Paul, pauvre prince ! » Kourakin n’avait rien entendu. Je demandai à la voix qui elle était et ce qu’elle voulait. L’inconnu me dit de ne pas m’attacher trop à ce monde car je n’y resterais pas longtemps. Pendant une heure encore, il chemina à mes côtés. Sur la grande place entre le pont de la Néva et le palais des sénateurs, il sedirigea vers un endroit précis et là, il s’arrêta : « Paul, adieu, tu me reverras ici et ailleurs encore. » Son chapeau se souleva et je distinguai l’œil d’aigle, le front basané et le sourire sévère de mon aïeul, Pierre le Grand. Puis il disparut.
Il respirait, oppressé par l’impression renouvelée de son récit.
— Et savez-vous, monsieur le marquis, quel est cet endroit ? C’est là que ma mère fait élever la statue du tsar à cheval. Qu’en dites-vous ?
Que répondre qui n’attisât pas les hantises et les terreurs du prince ? Il n’était pas question de mettre en doute le récit de Paul.
— Je suis d’une province, monseigneur, la Bretagne, où l’on est sensible aux signes et à toutes les apparences que la raison ne comprend pas. Et j’ai moi-même, à plusieurs reprises, éprouvé les conséquences d’étranges prédictions.
— Ah ! Vous me comprenez alors.
— Ce qu’il faut retenir, je crois, de ces influences qui s’exercent sur nous, c’est de ne les point mépriser, mais les entendre pour ce qu’elles nous
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