L'Entreprise des Indes
commencèrent tout à la fois mon amitié avec Ze Miguel Júdice,
l’avocat de l’absence, et le traitement de ma maladie de timidité.
*
* *
Andrea, notre maître, était un homme sans quiétude. La
conviction l’habitait, peut-être née du trop long spectacle des remuements de
la mer, que la permanence n’était pas de ce monde : à ses yeux, tout
changeait ou allait changer, et généralement pour le pire. Le calme des eaux n’avait
qu’une utilité : annoncer la tempête ! La bonne santé n’était que l’antichambre
de la maladie. Et la prospérité présente dans sa maison de cartographie était
le signe évident de sa ruine, inéluctable et prochaine. Bientôt, la passion du
Portugal pour la Découverte tomberait. D’un coup, comme elle était venue. Un
matin, une illumination frapperait les marins : pourquoi tant souffrir
pour aller fouiller les lointains, alors que Dieu m’a donné le plus doux pays
qui soit ? Ils refuseraient donc d’embarquer. Aux capitaines de bateaux
immobiles dans les ports, à quoi serviraient nos cartes ?
Cette philosophie de la fragilité, loin de l’accabler,
nourrissait son énergie, inépuisable, et lui donnait cette fièvre joyeuse que j’ai
remarquée chez certains êtres au beau milieu de la catastrophe. Il vivait
gaiement cette obligation de trouver sans cesse des parades aux menaces qu’il s’inventait.
De cette inquiétude étaient nées une dizaine d’activités,
sans rapport avec les cartes marines : un commerce de cuirs, un jardin de
simples, une boutique de sandales… Régulièrement, il en faisait le tour et
revenait apaisé :
— Quelle que soit l’évolution du monde, j’aurai
toujours de quoi me nourrir quand je serai vieux.
Je n’avais donc pas de doute en marchant vers l’atelier avec
Ze Miguel. Le projet que celui-ci m’avait expliqué ne pouvait que séduire mon
maître. Quelle plus noble ambition que celle de venir en aide aux femmes
privées de leur mari par les Découvertes ?
Beaucoup d’entre elles n’auraient pour rien au monde
abandonné le statut incertain qui était le leur. Elles avaient vite trouvé des
compensations à la tristesse : remplaçant l’homme disparu dans le
gouvernement de la maison, elles goûtaient ces responsabilités nouvelles et
dégustaient, chaque jour davantage, la liberté de la solitude.
Mais certaines désiraient devenir veuves. Pour toutes sortes
de raisons dont la plus fréquente était le souhait urgent de s’unir à un nouvel
homme. Elles avançaient aussi leur intérêt pour le mot même : veuve. Elles préféraient être appelées ou se faire appeler « veuves » plutôt
que rien du tout, puisque aucun autre mot n’existe pour désigner ces femmes
dont l’homme n’est pas revenu depuis des décennies et n’est donc plus nulle
part, ni dans la vie, ni dans la mort. Et la loi de Lisbonne était formelle :
pour être déclarée veuve, il fallait avoir atteint l’âge de soixante-dix ans.
À moins que leur mari n’ait entre-temps été déclaré mort,
preuves à l’appui.
C’est alors que Ze Miguel intervenait : il avait pour
métier de fabriquer des veuves. Il réunissait toutes les preuves nécessaires,
véritables ou, le plus souvent, inventées, pour établir la disparition
définitive de l’époux. Il s’était dit que, pour confectionner ses cartes, un
cartographe honnête se devait de recueillir le savoir de tous les navigateurs.
Ce faisant, il avait acquis une somme inégalée de connaissances sur les
événements heureux – et surtout malheureux – de la navigation… Un
trésor dans lequel il suffisait de puiser pour constituer le dossier de ses
clientes.
Comme prévu, maître Andrea accueillit dans l’enthousiasme
cette proposition.
À la cantonade il demanda :
— Mes enfants ! Voici que nous est proposé un
nouveau métier ! Qui veut apporter son concours à la mission ô combien
utile de ce très honorable avocat ?
Mes camarades haussèrent les épaules. Cette activité
notariale n’était pas digne d’eux. Un cartographe est un cartographe, il le
restera toute la vie et n’aura jamais d’autre mission que servir la cause de la
Découverte, et tant pis si des femmes pleurent…
Maître Andrea et Ze Miguel se regardaient, désolés, quand je
levai la main :
— Je vais essayer.
Cette proposition venait à point. Résumer en un seul petit
tracé tous les récits de voyages recueillis sur le port me laissait chaque
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