L'Entreprise des Indes
jour
dans la frustration. Sur chaque baie, sur le moindre cap, la plus morne lagune
de la côte africaine, j’avais accumulé des dizaines d’histoires, lesquelles
demeuraient dans ma mémoire en pure perte. Et quelque chose me disait, et me dit
encore, que les histoires dédaignées se vengent un jour ou l’autre.
Le dessin ne me suffisait pas. J’avais envie de mots, de
leur précision, de leur liberté, de leur canaillerie, de leur insolence, de
leurs doubles sens, de leurs pouvoirs d’hypnotiseurs…
Les mots me manquaient surtout car ils me rappelaient mon
frère. Où naviguait-il en ce moment, l’enchanteur de mon enfance, l’incomparable
producteur de rêves aussi ensorcelants que l’horizon marin et tout aussi
capables de vous attirer pour mieux vous engloutir ? On me disait qu’il
était devenu un marin d’exception, recherché par tous les armateurs. Mais je n’en
savais pas plus.
Ces deux premières explications en cachent peut-être une
troisième, la principale.
L’exemple de Ze Miguel, ses succès innombrables prouvaient
qu’un fabricant de veuves ne manquera jamais de femmes. Par obligation, il en
rencontre un grand nombre. Et ces femmes en instance de veuvage sont forcément
moins intimidantes que des femmes heureuses. Le bonheur d’une femme est un
rempart. Tout chagrin est une porte.
Telles étaient mes véritables mais inavouables espérances en
m’engageant dans cette nouvelle activité. Ma pudeur me permet de dire ceci et
ceci seulement : ces espérances n’ont pas été déçues.
Autre bénéfice de ce travail : l’apprentissage du
récit.
J’aurai, tout au long de ma vie, moins écrit que dessiné des
rivages. Et moins dessiné des rivages que tenté de pacifier des populations
contenues entre ces rivages.
Mais j’ai aimé ces exercices d’écriture qui s’apparentent
pour moitié à la menuiserie fine (on accroche les mots les uns aux autres comme
autant de pièces de bois) et pour moitié à la construction navale (une fois le
bateau bien fait, il vogue tout seul sur l’eau ; une fois l’histoire bien
charpentée, elle vogue toute seule sur le papier ou le parchemin jusqu’aux yeux
des lecteurs).
J’imagine que la plupart de mes textes constructeurs de
veuves ont disparu, brûlés dans les incendies domestiques ou rongés par les
rats. Et loin de moi l’idée de chercher une quelconque notoriété dans ce
domaine du griffonnage.
Mais j’ai gardé copie de l’un de ces argumen taires.
Parce qu’il m’était bien venu dans la tête, s’était docilement
transformé en un enchaînement de phrases plutôt évocatrices.
Parce qu’il avait sa source dans l’amitié d’un homme, un
Français maître de la forêt à qui je voulais rendre hommage.
Voici donc ce texte à qui une certaine dame Gilberta doit
son statut de veuve, libre à elle d’en avoir usé comme bon lui entendait !
Considérant que pour faire de l’eau douce deux hommes
appartenant à l’équipage de la caravelle Nostra Senhora de la Fronteira ont, ce
jour du 12 septembre de l’an 1472, débarqué peu après l’équateur et
que l’un d’eux était le mari de la dame Gilberta ; qu’ils se sont engagés
dans la jungle côtière ; qu’après six heures d’attente, le capitaine ne
les voyant pas resurgir, un volontaire est parti à leur rencontre sans jamais
les retrouver ; que, miraculeusement rescapé, cet homme a raconté, en
tremblant de tous ses membres, le gigantisme et l’enchevêtrement de la flore
rencontrée ainsi que l’obscurité ambiante et le vacarme des bêtes de toutes
tailles et toutes nuisances, morsures, piqûres ou strangulations, pullulant
dans cette nuit perpétuelle ; qu’une fois de plus se trouve ainsi confirmé
le fait que les mondes récemment découverts abritent des férocités inconnues à
ce jour, où le végétal l’emporte en violence et en sournoiserie sur
l’animal ; qu’il résulte de cette relation irréfutable, confortée s’il en
était besoin par trois témoignages de personnes dignes de foi, sains d’esprit
et convocables dans l’instant si le tribunal le juge nécessaire, que le sieur
Marco, époux de la dame Gilberta, n’a pu qu’avoir été dévoré corps et biens par
cet amas d’arbres, de lianes et de buissons qu’on nomme « forêt »
dans nos régions mais qui, là-bas, mériterait mieux l’appellation de
« monstre », voire de Léviathan…
Comme toujours, l’histoire racontée se nourrit
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