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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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de la vérité
plutôt qu’elle ne la respecte.
    Voici sans doute la leçon principale de mon apprentissage
dans l’art du récit : mensonge et vérité forment un couple indissociable.
Mieux, et l’aventure de mon frère en a fourni la plus irréfutable des preuves :
c’est par le mensonge qu’on agrandit la vérité.
    Le Français d’où m’est venue l’idée de cette forêt mangeuse
d’hommes, je l’avais rencontré sur le port où il se faisait appeler Guy, Guy
Pietresson, mais à certaine brusquerie de sa prononciation – de même la
maladresse d’un geste trahit le vêtement emprunté ou volé – on devinait
que ce nom était faux ou, plutôt, incomplet. Quelques facéties du destin
avaient dû le chasser du cours ordinaire de son sort. D’autres facéties l’avaient
forcé à s’embarquer à Lisbonne. Et d’autres encore l’avaient conduit face à la
passion de sa vie à quoi il devrait également sa mort : la fameuse forêt.
Quand j’ai fait sa connaissance, il titubait de faiblesse. Il semblerait que
ces régions boisées ne vous abandonnent jamais. Elles s’introduisent en vous
sous la forme de petites bêtes aussi néfastes qu’opiniâtres dans leur
méchanceté.
    Il avait été recruté pour chercher de l’or sur les côtes
africaines. Mais à peine débarqué il ne s’était intéressé qu’à la botanique de
l’endroit, foisonnante, démesurée.
    — Bartolomé, si Dieu me donne assez de temps pour
vivre, j’établirai un dictionnaire de tous les arbres que j’ai rencontrés
là-bas.
    Je l’ai assisté comme j’ai pu dans ses derniers moments.
    Dieu, qui saupoudre parfois de bienveillance son inépuisable
cruauté, a voulu que la maladie ne l’emporte qu’une fois son dictionnaire
achevé, le dernier arbre aussi méticuleusement décrit que le premier.

 
     
     
     
     
    Lisbonne ! Lisbonne !…
    Dès qu’il entend mon refrain d’amour, Las Casas hausse les
épaules ou grimace, c’est selon. Ma passion pour cette ville lui agace les
nerfs.
    Un jour que je redisais ma nostalgie du Tage, si calme, et
de cette grande et permanente agitation voisine, la place Terreiro do Paço, et
de la Sé, notre chère cathédrale, et des ruelles si parfumées qui l’entourent,
il s’est écrié :
    — Mais enfin, qu’a-t-elle de… différent votre… Lisbonne ?
    — Les îles ! lui répondis-je sans hésiter.
     
    Abandonnez cette idée paresseuse que seules les îles qui
méritent attention et respect sont celles que l’eau entoure. Il faut n’avoir
jamais voyagé, ou jamais regardé, pour ignorer que la terre ferme est, tout
autant que la mer, ponctuée d’îles.
    Ainsi Lisbonne, ma Lisbonne, est, à elle toute seule, un
archipel qui vaut bien les Açores ou les Canaries en diversité et en mystère.
Chacun des peuples qui vivent ici est une île. À l’île principale, celle des
Portugais de vieille souche, d’autres îles se sont ajoutées au fil des siècles.
L’île des Arabes couverte de potagers irrigués : l’eau est leur passion depuis
des millénaires, ils ne se lassent pas d’en écouter la chanson comme si elle
conduisait au Paradis. L’île des Juifs, la Mouraria Judiaria, où les mères
aiment leurs fils comme nulle part ailleurs, si bien que lesdits fils ne
trouvent jamais épouses assez éblouies et où les hommes, depuis leur plus jeune
âge, disputent sans fin de questions insolubles, si bien que les cerveaux mâles
y atteignent une incomparable agilité. L’île des Vénitiens, qu’on croit
toujours perchés, comme leurs palais, sur de hauts pilotis tant ils méprisent
le reste de l’Univers. L’île des Génois, où l’on fait commerce de tout, et si
possible avec les Flamands dont la placidité industrieuse s’allie toujours
profitablement à la sournoiserie méditerranéenne. L’île des Pisans, où l’on
trame et retrame des complots pour écraser les Génois. Plus modeste, mais
seulement par la taille, l’île des Teutons : arrivant de lieux sans
rivages, ils sont si frappés par la vue de l’océan, cette étendue désertique,
que certains en deviennent fous, tant leur esprit était jusque-là étayé par les
fûts de leurs forêts. L’île des Bretons : pour se défatiguer d’affronter
des mers toujours furieuses, ils n’apprécient rien tant que boire de l’alcool
de miel et danser accrochés les uns aux autres par le petit doigt. L’île des
Grecs : on dirait qu’ils y attendent l’éternel retour en égrenant

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