L'Entreprise des Indes
s’appelle concurrence.
Quand il se mettait soudain à chevaucher cette allégorie,
maître Andrea, si froid et mesuré d’ordinaire, devenait lyrique :
— Notre voyage a pour destination quotidienne la Vérité !
Hissez haut !
De ce bateau, il avait choisi minutieusement l’équipage. À
ses membres je veux rendre hommage même si Las Casas s’impatiente :
— Monsieur le gouverneur, libre à vous de vous
épancher, de prendre votre vie pour un théâtre de majeure importance et d’en
tout raconter, personnage par personnage. Je vous rappelle seulement que le
temps passe et que le vôtre est compté.
Tout doux, dominicain !
Je vous entends.
Laissez-moi seulement évoquer Arnaldo Spindel, notre espion
principal, incomparable voleur des secrets les mieux gardés ; Antonio
Carvalho, grand ennemi de la mer où avaient disparu ses trois frères, qui de ce
fait considérait la cartographie comme un combat singulier contre la fourberie
de l’océan ; Baptiste Cozinheiro, dévot de la religion Géométrie, garant
sourcilleux de la bonne proportion si souvent foulée aux pieds dans les
ouvrages de nos concurrents. Felix Sagres, magicien des couleurs, prince de l’indélébile…
Et qu’importent vos exaspérations, je saluerai Samuel Toledano. Sans lui, l’atelier
de maître Andrea n’aurait pas atteint un tel degré d’excellence, ni Christophe
acquis un tel savoir.
Vrai ou faux, il se disait descendant de l’illustre Abraham
Cresques, père de la glorieuse école majorquine de Cartographie, auteur supposé
d’un chef-d’œuvre considéré comme insurpassable dans notre profession : l’Atlas
catalan (1375).
Cet atlas était l’aune à laquelle il mesurait nos travaux.
Avant de quitter l’atelier et partir pour le palais royal, chacune de nos
cartes devait subir l’examen de la comparaison. Celle qui, pour une raison ou
une autre (des informations parcellaires, un tracé incertain, des teintes trop
pâles ou des chamarrures inutiles) n’était pas jugée « digne du Catalan »,
était rejetée sans pitié.
En dehors de son culte quotidien rendu à l’Atlas, Samuel ne
se préoccupait que de ses enfants. Tout en parlant, réfléchissant, lisant, il
laissait courir sa main droite qui dessinait leurs visages. De bambins il avait
déjà grand nombre mais ne jugeait pas sa famille encore suffisante.
Sa femme accouchait tous les dix mois. Son rythme était d’une
telle régularité qu’il aurait pu servir à mesurer le temps.
Un jour, comme il annonçait une neuvième ou peut-être
dixième naissance, je lui demandai pourquoi il avait à cœur de tant engendrer.
Il me répondit que sa raison n’était pas différente de celle qui me faisait
aimer les îles. Je le regardai avec des yeux ronds.
— Les îles forment un gué dans l’espace. Les enfants,
un gué dans le temps.
Et comme je ne devais pas avoir l’air de bien comprendre, il
ajouta :
— En naviguant d’île en île, on traverse la mer et
passe d’un continent à l’autre. En égrenant des enfants, on traverse les jours
et relie le passé au futur.
À l’évidence, je ne partageais pas les mêmes préoccupations
de paternité que Samuel.
Je n’avais pas vingt ans. En conséquence, une seule pensée m’obsédait :
avec qui copuler ?
Pauvre de moi, j’avais manqué l’Âge d’or.
Dans les estaminets, le soir, les amateurs de fornication
évoquaient sans relâche les glorieuses époques anciennes où de véritables
foules d’épouses gravissaient presque chaque jour les collines pour guetter la
mer. Il suffisait de s’asseoir près d’elles, de compatir à leur angoisse, de
leur rendre de menus services. Et il n’était pas rare d’être secrètement
récompensé, parfois même sans tarder dans les pinèdes voisines. Ce bon temps
était passé.
Les femmes avaient fini par comprendre que le Grand Large
rend rarement ses proies. Désormais elles se contentaient de laisser leur
fenêtre ouverte. Lorsque le vacarme habituel qui montait du port devenait
clameur, aucun doute : une caravelle était de retour. Alors elles s’efforçaient
de marcher calmement vers le quai, en veillant bien à refréner les battements
de leur cœur :
— Tout doux, mon cher, tout doux. Tu sais bien que tu
seras déçu. Quelle chance a ton mari, parti depuis tant d’années, de se trouver
sur ce bateau-là ?
Plutôt que se brûler les yeux à regarder l’océan toujours
vide, mieux valait s’adresser
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