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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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de la tolérance.
    — Alors pourquoi ce repli, chaque nuit, chacun chez soi ?
    — Parce que la nuit accroît la peur. Et la peur est
mauvaise conseillère. Elle porte à égorger celui qui ne te ressemble pas. On
croit y voir un monstre.
     
    *
    *  *
     
    Pourquoi les peuples ont-ils des penchants si divers ?
Par quelles racines, par quelles influences célestes peut-on expliquer les
inclinations ?
    Maître Andrea rencontrait régulièrement des Juifs qu’il
jugeait bien supérieurs à lui en matière de cartes.
    Un jour, je lui ai demandé d’où pouvait leur venir cette
suprématie. Il a levé les deux bras au ciel.
    — Sans doute parce qu’ils n’ont pas de pays.
    — Et alors ?
    — Quelqu’un qui n’a pas de patrie est de partout. Voilà
pourquoi il n’y a pas de meilleurs traducteurs, pas de commerçants mieux
informés.
    — Mais cette passion pour les cartes ?
    — Quelqu’un qui aime le savoir aime les cartes. Une
carte est la partie la plus visible du savoir.
    — Le savoir est-il un pays ?
    — Il faut croire que non : s’ils mettent tant de
soin à leurs cartes, c’est sans doute par nostalgie d’une terre.
    — Quelle terre ?
    — Une terre à eux.
    — Es-tu juif, maître Andrea ?
     
    *
    *  *
     
    Et les Arabes ? Je ne les connaissais que pirates,
écumeurs de Méditerranée, spécialistes du commerce d’esclaves. Quelle est l’origine
de leur autre excellence, la science des jardins ? J’employais souvent
leurs services pour les encres végétales. Mais c’est une autre réalisation qui
m’a bouleversé.
    Au temps où Lisbonne était encore arabe, c’est-à-dire avant
le XII e siècle, vivait un
commerçant très riche dont la fille unique était née aveugle. Il entreprit de
lui raconter ce qu’elle ne pouvait voir. Peut-on compenser par les mots le vide
qui fait face aux yeux ? Il se donna corps et âme à cette mission, passant
des heures et des heures à dresser, tel un notaire scrupuleux, l’inventaire des
choses, des animaux, des végétaux et des enfants de Dieu présents dans la ville
à ce moment-là.
    La petite fille plaignait ses amies douées de vision :
quel plaisir est comparable à la présence quasi perpétuelle d’un père qui vous
fait cadeau du monde ?
    Et puis ce père diseur mourut.
    Ce silence soudain de l’air rendit folle sa fille.
    C’est pour tenter de lui rendre la raison que son oncle,
frère du disparu, eut l’idée d’un jardin pour aveugles. Un jardin qui ne se
préoccuperait pas de perspectives, comme les autres jardins, ni d’harmonies
colorées, mais de parfums. Il en confia l’ordonnance à un maître botaniste. Comme
les humains, certaines senteurs entrent facilement en sympathie, tandis qu’il
faut en séparer d’autres sous peine qu’elles s’entretuent.
    Tant bien que mal, le jardin des aveugles traversa les
années. Il se trouvait toujours une bonne âme pour en assurer l’entretien. Il
ne faillit mourir qu’une fois, lorsque la coalition des croisés parvint, en l’an
1147, à arracher la ville aux Musulmans. Mauvaise nouvelle pour les jardins de
Lisbonne ! En cette matière, le soin des Arabes est incomparable.
Peut-être parce que chaque jardin, pour eux, est un nouveau chapitre de leur
livre, le saint Coran ?
     
    *
    *  *
     
    L’histoire de ce jardin des aveugles continue.
    Passant par là, au début du siècle dernier, quinzième du
nom, un abbé de la Sé demanda quel était ce champ abandonné en plein cœur de
Lisbonne, envahi par les ronces et les poules. Une recherche rapide lui apprit
son rôle ancien.
    Il s’étonna que des infidèles eût pu naître une idée si
charitable. Il réunit des fonds. Un responsable fut nommé. Un nouveau jardin naquit,
moins riche que le précédent, dit-on, moins subtil en fragrances, mais bien
suffisant pour les pratiques condamnables qui ne tardèrent pas à s’y dérouler.
    Pauvre saint homme ! Si, de là où il séjourne aujourd’hui,
il peut apercevoir le jardin des aveugles, sans cesse il doit se maudire pour
sa bonne action.
    J’étais passé là par hasard. J’y suis revenu souvent, attiré
par le spectacle qui s’y donne.
    Les aveugles y viennent apaiser leur regret de ne pas voir
les fleurs. Ils se promènent en humant. Leurs doigts glissent sur les fleurs.
Et le sourire qui détend soudain leur visage chiffonné est l’image même du
bonheur. Ils nomment le parfum avec gourmandise, écartant bien les syllabes,

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