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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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défaire :
    « Mes yeux vont vers la mer
    en regardant le Portugal
    Mes yeux vont vers la rivière
    Cherchant le Douro et le Minho… »
    Je sais qu’elle m’accompagnera le reste de mon âge.
    Et j’en demande à l’avance pardon à celui qui
m’administrera l’extrême-onction. Il se pourrait qu’à mon heure ultime ce soit
ce quatrain benêt qui, au lieu de pensées plus élevées, me vienne aux lèvres.
     
    *
    *  *
     
    À quoi sert de naviguer ?
    Ne serait-il pas suffisant de jouer de la musique ?
    Et si la musique était la forme supérieure de la
mer ? Toutes deux sont fluides, toutes deux relient des mondes. Mais, à la
différence de la mer, la musique est sans grandiloquence, elle n’a pas besoin
de montrer sa force par des tempêtes, sa cruauté par des noyades.
     
    *
    *  *
     
    Une idée m’est venue. Une idée d’autant plus pernicieuse
que simple et lumineuse. Une idée grosse de périls en ces temps d’Inquisition.
Une idée qu’il va me falloir garder enfouie au plus profond de moi sans jamais
la formuler : je sais que les mots ne sont pas sûrs, ces petits animaux
s’échappent de la tête, ne serait-ce que, la nuit, par la porte des
gémissements ou des cris qui accompagnent souvent les rêves. C’est l’idée selon
laquelle Dieu n’a voulu, vraiment voulu, que la mer et la musique. Le reste de
Sa Création – notamment la terre ferme, les hommes et leurs langages –
n’est que brouillons, variations pernicieuses ou enchaînements mécaniques,
essais malheureux, repentirs, déchets.
     
    *
    *  *
     
    Notre mère, comme la plupart des femmes de Gênes, avait un
ennemi personnel : le port. Parce que du port partent des bateaux qui
emportent les maris et les fils, dont beaucoup ne reviennent pas.
    Elle se signait chaque fois qu’elle devait descendre au
marché, le long des quais. On l’entendait marmonner nos prénoms, Christophe,
Bartolomé, plus tard Diego,… elle invoquait la Vierge : je te confie mes
enfants si jamais, comme les autres, ils s’embarquent.
    Je n’ai compris que trop tard, après sa mort, pourquoi,
lorsqu’elle marchait dans la ville, elle tournait toujours la tête vers la
montagne : je croyais qu’elle ne voulait pas faire à la mer l’honneur d’un
coup d’œil. Je sais maintenant qu’elle s’arrangeait plutôt pour ne pas être
remarquée par elle. Telle est la tactique instinctive chez les faibles :
tout faire pour ne pas croiser le regard de celui qu’ils craignent, dans l’espoir
d’être oubliés.
    Plus le temps se mettait au beau, plus notre mère rechignait
à se promener le long du rivage. Notre père devait presque l’entraîner de
force. Et quand toute la population s’extasiait devant la Méditerranée, sa
couleur azur, ses reflets d’argent, sa transparence, elle hochait la tête, elle
grondait :
    — Imbéciles que vous êtes ! Trop crédules !
Trop aveugles ! Vous n’avez pas compris que si elle fait la jolie, la
douce, c’est pour mieux vous tromper ? !
    Un jour, je raconterai la haine des femmes pour la mer.
    Il est déjà dans la nature des hommes de partir. Pourquoi
Dieu a-t-Il senti le besoin d’ajouter, à cette maladie qui est la leur, la
TENTATION permanente qu’est la mer ? Pourquoi a-t-Il créé ENSEMBLE les
hommes et les femmes ? Pourquoi leur a-t-Il ordonné de procréer ENSEMBLE,
alors qu’il fabriquait au même moment cette mer maudite, la plus puissante des
machines à séparer les couples ?
    Si l’on ouvrait la tête des femmes qui vivent dans les
ports, on trouverait ces colères, ces blasphèmes. Je comprends que les
chirurgiens ne se risquent pas à l’opération. L’Inquisition veille.
    Une fois, une seule, notre mère nous a conduits vers son
ennemie. Il ventait si violemment que nous ne pouvions avancer que cassés en
deux et agrippés les uns aux autres, de peur d’être emportés, et pas à pas tant
l’air était devenu aussi résistant qu’un mur. Une écume grisâtre avait envahi
les quais. Des vagues vertes, plus hautes que les maisons, montaient et
remontaient sans cesse à l’assaut des roches de la côte. La jetée ne protégeait
plus les bateaux, ils s’agitaient en tous sens comme un troupeau terrifié. Elle
a tendu le bras, pointé l’index.
    — Vous vouliez voir le vrai visage de la mer ? Le
voici ! Tout le reste est mensonge !
    Pauvre Susanna ! Sa leçon n’a pas porté ses fruits. Je
revois le sourire de Christophe. Jamais je ne l’avais vu si

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