L'Entreprise des Indes
« citronnelle »,
« aneth », « sarriette ». Parfois, ils se disputent entre
eux : « Que j’aime l’angélique ! », « Comment peux-tu
confondre avec l’absinthe ? »
Gloire aux jardiniers !
Ils ont eu la belle idée d’installer les plantations dans
des bacs surélevés. Ainsi rapprochées du nez des visiteurs les exhalaisons se
perdent moins dans l’air.
Hélas, la plupart des non-voyants ne fréquentent le lieu que
pour y attendre la bonne fortune. Et la seule odeur qui les égaie est celle d’une
robe qui s’approche. Pourvu qu’il ne pleuve pas, ils n’ont pas longtemps à
patienter.
Une silhouette se faufile entre les arbustes.
La silhouette va, vient, tourne, retourne. En apparence
insensible aux appels, aux mains qui se tendent, la frôlent, la touchent. La
silhouette se promène au marché. Soudain elle fait son choix. Le déferlement
qui s’ensuit, je n’ai pas de mots pour le dire. Ce que je sais, c’est que les
autres parfums s’éteignent. On ne sent plus que le fauve effluve des deux
corps. Peut-être que les autres parfums, comme moi, regardent ? L’étreinte
ne dure pas. La silhouette s’en va. Souvent, les aveugles, entre eux,
commentent. Pour parler de ces choses, les aveugles n’ont pas plus de variété
dans l’expression que les voyants.
L’effluve des corps, à son tour, disparaît peu à peu. Il
doit glisser vers le Tage qui l’emportera jusqu’à la mer.
Un à un, les autres parfums reviennent, d’abord le fenouil,
puis le laurier, enfin l’amertume de l’orange. On dirait qu’ils s’ébrouent,
comme on sort d’un mauvais rêve. Mais une autre silhouette, bientôt, se
présente. Et tout recommence.
Cent fois je suis venu pour voir et revoir la scène. C’est
peu dire que mon frère ne comprenait pas mes visites répétées à ce jardin. À la
différence de l’amiral, seulement occupé de grands horizons, j’ai déjà révélé
mon goût de la petitesse. J’y ajoute une passion trouble pour le théâtre de l’intimité.
Comment ne pas s’intéresser à ce premier métier qui est de
vivre ?
Comment ne pas apprendre des stratégies de chacun pour
résister au désespoir ?
À l’évidence, l’aveugle était le réconfort favori de l’épouse
délaissée par un marin obnubilé par les Découvertes. Des yeux morts ne sauront
jamais qui s’est offerte. Un homme qui voit finira toujours par se vanter. Un
aveugle ne peut mettre un nom sur des débordements. Une femme peut donc s’offrir
en toute quiétude sans craindre qu’une rumeur vienne entacher sa réputation.
À quoi sert de juger ? Nous sommes si proches les uns
des autres, engagés en de si semblables combats.
Je ne suis pas dupe de ces justifications. Assez tourné
autour du pot. Le spectacle de frères humains copulant m’a toujours enchanté et
procuré des plaisirs tels que les mots me manquent pour en dire la violence.
J’ai retrouvé des notes écrites en ce temps-là.
Certains jours, pluie et tristesse semblent de
mèche : elles tombent ensemble sur Lisbonne. Qui entraîne qui ? La
pluie engendre-t-elle la tristesse ? Ou la tristesse, se sentant trop
seule, appelle-t-elle la pluie pour l’avoir comme compagne ?
Et la tristesse atteint alors un tel point que Lisbonne
ne peut le supporter. Alors elle fournit la seule arme possible contre la
pluie : la musique.
De tous les quartiers, sur tous les instruments, cloches,
tambours, violes, salturs, psaltérions, on entend monter des mélodies.
La première des étrangetés de ces mélodies, qu’elles
soient chrétiennes, juives ou maures, est qu’elles sont encore plus tristes que
la tristesse. Telle est la tactique de la musique pour vaincre la
tristesse : produire plus triste encore.
Et la seconde des étrangetés, plus inexplicable, s’il est
possible, que la première, est que cet étrange remède ne tarde pas à produire
des effets. Sans doute que les tristes Lisboètes, voyant que leur capacité à
produire de la tristesse est dépassée par la musique, se sentent soudain moins
tristes.
*
* *
Pourquoi les mots que la musique accompagne se
gravent-ils plus profondément dans la mémoire que les mots nus, les mots
seuls ? Les notes ont-elles des crochets qui se cramponnent aux régions de
la tête où s’entreposent les souvenirs ?
Ainsi cette petite chanson, entendue il y a plusieurs
années déjà et dont, le voudrais-je, je ne peux me
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