L'Entreprise des Indes
calme. Il tournait
la tête lentement, de la droite à la gauche, pour ne rien manquer du spectacle.
Et souriait. Il humait l’air salé. Et souriait. Il s’avançait pour recevoir davantage
d’embruns. Il fermait les yeux. Et souriait.
Je le sens bien : mes deux dominicains s’impatientent.
Ils attendent l’entrée en scène du personnage principal. Comme
tout le monde, ils me prennent pour quantité négligeable. Je lis dans leurs
têtes : ils ne pensent qu’à Christophe. Pour qui se prend-il, ce
Bartolomé, à nous entretenir de sa petite personne ? Quand va-t-il, enfin,
nous parler de Christophe et de son Entreprise ?
Qu’importe !
Pour une fois qu’on me donne la parole, je la garde encore
un peu. Ils n’oseront pas trop manifester leur mécontentement. Ils n’oublient
pas que je suis l’oncle aimé du Vice-Roi. Et que, malgré ma décrépitude, il me
reste encore dans la mémoire des souvenirs précieux pour qui veut écrire l’histoire
des Indes.
Ne vous inquiétez pas, mon frère ne va plus tarder.
Les espoirs que nous avions placés dans les oiseaux parlants
n’avaient pas résisté à l’expérience : leurs refrains, toujours les mêmes,
ne nous procuraient aucun renseignement géographique digne d’intérêt. En grand
seigneur, Andrea leur ouvrit la cage. Les perroquets voletèrent un peu partout
avant de se poser au seul endroit qu’ils ne pouvaient savoir tabou : au
beau milieu de notre ouvrage alors en cours, notre dernière carte de la Côte de
l’Or. Nos cris d’effroi furent suivis par des hurlements de colère, car les
bestioles choisirent nos tracés les plus méticuleux pour y déposer leurs
fientes. Par miracle, et ordre formel d’Andrea, elles échappèrent à l’étranglement
et, manu militari , regagnèrent leur cage.
Alors commencèrent deux journées et deux nuits d’affrontement.
Sans doute pour manifester leur détestation de la captivité, les oiseaux ne
savaient plus que répéter une phrase, toujours la même, Nan Nga Def, Nan Nga
Def, qui n’est d’aucune utilité pour les cartographes puisqu’elle veut dire Comment allez-vous ?
Sur tous les tons, du plus enjôleur au plus menaçant, nous
proposâmes la liberté aux perroquets à condition qu’ils nous offrent une gamme
plus large de leurs talents.
Constatant leur mauvaise volonté et l’ennui de leur
conversation, Nan Nga Def, Nan Nga Def, Andrea donna l’ordre de revendre
notre petite volière.
J’en obtins un bon prix auprès d’une dame Élisabeth qui
faisait commerce d’oiseaux. Elle avait trois enfants et plus de mari, en allé
sur la mer sept ans auparavant et disparu depuis. Elle avait trouvé dans ce
négoce le moyen de nourrir sa famille.
En effet, les veuves ou futures veuves, plus patientes que
les cartographes, continuaient de rechercher la compagnie des oiseaux parlants.
Les chats, les chiens, les guépards, les tortues ou les tigres ont beau, de
mille façons, grognements, regards ou caresses, vous manifester leur affection,
rien ne vaut, pour tromper la solitude, une phrase, une vraie phrase, avec des
mots bien distincts, prononcés à la manière humaine, et tant pis s’ils sont
toujours les mêmes et mille fois répétés. D’ailleurs, lorsqu’il était encore
là, le mari, il faut l’avouer, ne disait jamais rien de neuf.
Parmi ces pauvres femmes, les plus obstinées dans leurs
sentiments, celles qui ne pouvaient se résoudre à admettre la disparition de
leur marin de mari espéraient qu’un beau jour, interrompant leur insupportable
litanie de Nan Nga De f , Nan Nga Def, comment allez-vous ?,
comment allez-vous ?, l’une des bestioles prononcerait quelques mots
portugais appris forcément d’un homme blanc non encore décédé, rouvrant, de ce
fait, la porte à l’espérance aussi faible que vive, et peut-être d’autant plus
vive que faible : et si cet homme qu’imitent les oiseaux continuait de
vivre à l’autre bout du monde et préparait son retour ?
Hélas, quand ils se décidaient à employer la langue
portugaise, ces maudits perroquets parlaient un langage ordurier qu’aucune oreille
de la bonne société lisboète n’aurait accepté d’entendre.
Il n’était pas rare que, dans l’air des meilleurs quartiers,
volent bas des expressions telles que : bite glaireuse, tarte à poils ou chiure de ta mère. Autant de cadeaux linguistiques reçus des hommes d’équipage.
Les vieux marins appréciaient ces expressions
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