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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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répétés ?
    Il reprit la place qui était la sienne dans l’amour d’Elisabeth.
La même que j’avais occupée sept ans, le temps qu’il navigue. Ainsi s’achève le
récit, puisque vous vouliez l’entendre, de mon unique amour.

 
     
     
     
     
    Parmi nos délassements favoris était le marché aux esclaves.
Pour défatiguer nos yeux des livres et des cartes, nous dévalions souvent la
rue. Une fois arrivés, il suffisait de tendre l’oreille. Avant que ne
commencent les enchères, les dames de la bonne société, principales clientes,
comparaient sans fin les qualités de leurs dernières acquisitions.
    — Le mien, je l’ai dressé : dès qu’il ronflait, le
chien le mordait. Il ne ronfle plus.
    — Le mien reste debout. Je ne supporte pas qu’on dorme
dans la même pièce que moi : j’ai l’impression qu’on va pouvoir entrer
dans mes rêves. Vous ne croyez pas qu’il existe des ponts de sommeil à sommeil ?
    Dans ce tournoi de vraies et fausses confidences, la palme
revenait régulièrement à une certaine Dona Leona, cliente du fabricant de
veuves, Ze Miguel. Elle collectionnait les Africains comme d’autres les vases
ou les peintures, et accablait ses amies de récits de merveilles.
    — Vous ne devinerez jamais ce qui m’arrive… Celui que j’ai
acheté le mois passé, vous savez, le tout petit homme, eh bien, figurez-vous qu’il
a la peau phosphorescente. Qu’en pensez-vous ? C’est peut-être d’avoir
passé son enfance au voisinage des mines d’or. Vous imaginez ma surprise, ma
bonne surprise lors de sa première nuit chez nous. Il me suffit de le faire
asseoir dans un coin de la pièce et il fait office de veilleuse : je n’ai
plus jamais peur…
    Ce matin-là, cependant, les dames ne décoléraient pas. Chacune
arriva, l’air buté, enfermée dans sa fureur et ne voulant pas en donner la
raison. Leur silence ne dura pas. Quel silence de femmes dure à Lisbonne ?
    Leona fut la première à s’exprimer :
    — Mon confesseur a perdu la raison.
    Les autres femmes, soulagées de n’être pas seules dans leur
malaise, entonnèrent :
    — Comment se fait-il ? Le mien aussi.
    — Si vous saviez ce que, moi, j’ai entendu hier au soir…
Il m’a menacé des feux de l’Enfer si je ne changeais pas d’habitudes.
    Les confidences s’enchaînaient à vitesse vertigineuse, comme
les mailles d’un tricot.
    — Moi, je marche nue devant eux.
    — Tout comme moi, bien sûr. Et même je me lave. Ils
voient tout de moi.
    — Quelle importance ?
    — Un jour, on nous obligera à nous couvrir devant les
chats.
    — Ou les canaris.
    — Quelle folie a pris les prêtres ?
    Nous revînmes à l’atelier sans bien comprendre la raison de
leurs colères. Quelle était, à propos de leur nudité, la nouvelle attitude de l’Église ?
Nous étions jeunes, à l’époque. Le corps des femmes nous hantait. Nous n’eûmes
pas d’autre idée que d’aller consulter Ze Miguel, le meilleur connaisseur de ce
continent magique.
    — Je ne peux rien vous dire.
    Son front se plissa.
    — Mais peut-être… puisque mon rapport est rendu…
    — Quel rapport ?
    — Il est vrai qu’en tant que cartographes, vous êtes
assermentés et détenteurs de grands secrets… Je veux bien vous parler… mais
alors sous le sceau de la plus extrême discrétion…
    C’est ainsi que, pour la première fois, j’entendis évoquer
cette question qui devait tant m’occuper durant toutes ces années passées au
contact des sauvages sans rien comprendre au mystère de leur nature : « Que
voient les Noirs quand ils voient ? »
    — Figurez-vous que, voilà trois mois, j’ai été convoqué
à l’archevêché…
    Des gardes l’avaient conduit, par un dédale de longs
couloirs, vers une petite salle aussi sombre que la sacristie de
Notre-Dame-du-Saint-Sépulcre. Trois hommes arrivèrent peu après, l’archevêque
et deux adjoints. Ils s’installèrent derrière un bureau sans offrir à Ze Miguel
de s’asseoir. D’ailleurs, il n’y avait pas de siège pour lui. Il demeura
debout, quelque peu tremblant.
    — Mon fils, l’Église a besoin de vous.
    — Il va sans dire que mes faibles forces lui sont
acquises.
    Suivit un long exposé sur un sujet trop bien connu de Ze
Miguel : le déclin de la moralité des femmes depuis l’arrivée dans la
ville de ce flux d’hommes noirs. Seul l’archevêque parlait. Les deux autres ne
faisaient que hocher la tête. Peut-être qu’une

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