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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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femmes.
    Dieu a voulu que je naisse dans l’ombre de mon frère.
    Dieu a aussi voulu que je n’en sorte jamais. Même aujourd’hui
qu’il est mort depuis sept ans.

 
     
     
     
     
    J’allais oublier Ursula. Et personne n’est plus à célébrer
qu’elle. Et tant pis si sa profession trouble mes dominicains.
    Quoique personne n’ait jamais voulu le reconnaître, et surtout
pas nous, cartographes, qui leur devions sans doute les plus précieuses de nos
informations, les prostituées jouaient un rôle crucial dans notre ville. Après
de longues années d’absence, en la seule compagnie de camarades et de l’Océan,
la plupart des marins, sitôt posé le pied à terre, ne songeaient qu’à pénétrer
dans un ventre de femme. D’escale en escale, ils avaient connu des autochtones,
mais, honte à eux, ils les avaient plus considérées, du fait de la couleur de
leur peau et des brusqueries de leurs manières, comme des sortes d’animaux que
comme des humains.
    Au soulagement d’avoir survécu se mêlait donc, chez les
navigateurs, la volonté de vérifier, par des fornications aussi multiples que
frénétiques, cet état miraculeux : celui de survivant.
    À quelques exceptions près dont les noms circulaient à
Lisbonne, la majorité des épouses n’étaient pas prêtes à satisfaire ces
besoins. La durée interminable de l’attente avait changé les souvenirs en
rêveries de plus en plus lointaines et paresseuses. Les corps se retrouvaient
sans mémoire, stupéfaits d’être nus, face à face. Dans le plus heureux des cas,
les deux époux devaient se réapprendre, et ce nouvel apprivoisement prenait un
temps incompatible avec l’impatience des arrivants.
    Parfois, chez l’un ou chez l’autre, ou chez les deux, ce
réapprentissage n’était même pas tenté. Au premier regard, il paraissait, avec
une évidence déchirante (et dégoûtée), que l’amour était mort et que rien,
jamais, ne pourrait le ressusciter.
    Les prostituées profitaient, en rapaces, de ces débris de
mariage.
    Et leur commerce prospéra comme à aucune autre période.
     
    Attention, chers dominicains ! Ne méprisez pas trop
vite vos frères humains. Derrière leur animalité, sachez distinguer des besoins
plus subtils, des fragilités touchantes.
    La moiteur de leurs cuisses, la douceur de leur peau, l’agilité
de leur bouche n’étaient pas les seules raisons du succès de ces femmes. Une
fois assouvies les premières folies, ce ne sont pas ces régions du corps qui
avaient la préférence des marins.
    Me croirez-vous si j’affirme qu’ils cherchaient d’abord des
oreilles ? Non pour se livrer avec elles – sous ton apparente
impassibilité je connais ton esprit égrillard, frère Jérôme, je sais ce que tu
imagines – à quelque pratique contre nature importée d’Afrique, mais tout
simplement pour se faite écouter.
     
    Qu’est-ce qu’une oreille ?
    Je m’étais déjà passionnément intéressé à ces gros
coquillages plats collés de chaque côté du crâne humain.
    J’avais débuté mon enquête avec mon frère alors que je n’avais
pas dix ans. Comment pouvait-on expliquer qu’il percevait tout ce qui se
rapportait à la mer et aux voyages, la plus lointaine conversation chuchotée de
l’autre côté du port, alors qu’il demeurait sourd, indifférent au reste ?
Par exemple aux propos, parfois intelligents, que lui tenait son cher cadet
Bartolomé ?
    Une nuit, profitant de son sommeil, j’approchai une bougie
de ces mystères. Passai longtemps à inspecter ces étranges coquillages, prenant
bien garde d’éviter que la cire chaude ne coule. Et je finis par abandonner. Ni
les deux trous sombres (pas très propres), ni les plis et replis roses ne m’avaient
livré leurs secrets.
    Et voici que ces drôles de coquillages m’interrogeaient une
nouvelle fois. Quelle qualité particulière – possédait la dénommée Ursula
pour attirer ainsi la tristesse de tous les marins ?
    Elle n’était ni belle ni jeune, ne possédait aucune des
rotondités qui plaisent aux hommes, et ne montrait pas la moindre invention
dans ses manières : elle caressait sans rythme, suçait comme on bâille et
ouvrait les jambes en chantonnant des airs de messe.
    Mais elle aimait écouter.
    — Alors, mon grand, qu’as-tu donc à me raconter ?
    Et elle tendait son oreille gauche, car la droite,
aimait-elle à rappeler, avait été déchirée par son ordure de père qui la
battait comme plâtre, maudit soit-il

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