L'Entreprise des Indes
qui leur
rappelaient le bon temps. On les surprenait souvent, endormis l’oreille contre
une volière, un grand sourire aux lèvres.
Mais les autres voisins se plaignaient de ce vacarme indécent.
De cette situation, cette dame lisboète déduisit qu’une
école s’imposait, une école pour les oiseaux, où ils retrouveraient confiance
en eux-mêmes et apprendraient un minimum de bonne éducation. Restait à trouver
l’enseignant capable de mener à bien cette mission éducative d’un genre si
particulier.
En femme habile et prudente, du moins dans ses activités
diurnes, cette dame Elisabeth sollicita, avant de se lancer, le soutien de l’évêché.
Après que les théologiens eurent longuement et goulûment discuté, il lui fut
accordé une permission de principe. Tout bien réfléchi, doter les oiseaux d’un
certain langage était une marque de respect et de confiance adressée à la
blanche colombe Saint-Esprit, membre du trio divin au même titre que le Père et
le Fils.
Quoiqu’elle semble passionner mon jeune et charmant Jérôme,
qui rougit et se trémousse sur son siège dès que je parle de femmes, je vais
couper court à cette histoire : si je lui laissais les rênes, elle nous
entraînerait trop loin de mon sujet principal, au pays très ordinaire des
amours douloureuses.
Il faut seulement savoir que cette école des oiseaux
prospéra. Des mainates venus d’Inde par voie terrestre avaient été mêlés aux
perroquets africains et se révélèrent vite supérieurs dans la capacité à réciter
des phrases longues.
Cette dame avait – je ne sais d’où venue, mais ne vous
ai-je pas dit qu’à Lisbonne arrivaient, comme l’eau entraînés par une pente
douce, tous les trésors de la Terre ? – une passion pour la poésie
persane et notamment pour un maître soufi mort en 1273, nommé Mawlana Djalal-Od-Dîn,
dit Rûmî.
« Deviens une balle et roule sous les coups de
maillet de l’amour. »
C’est en écoutant cette poésie qu’à moi, le rustre, vint l’idée,
puis l’évidence, puis l’audace, puis la nécessité d’aimer cette femme et de l’aider
dans son entreprise sans espoir : apprendre des poèmes à ses oiseaux pour
qu’ils tiennent lumineuse compagnie aux épouses abandonnées.
Il dit : « Mais non, tu n’es pas fou,
Pas digne de cette maison. »
Je suis parti me rendre fou,
Tel les attachés me voici.
Il dit : « Mais non, tu n’es pas ivre,
Va, tu n’es pas de cette espèce. »
Je suis parti, me voici ivre,
Et rempli de joie me voici.
Il dit : « Mais non, tu n’es pas mort,
Tu n’es pas souillé par la joie. »
À sa face qui donne vie, Mort et effondré me voici.
Il dit : « Oh oui, tu es rusé,
Ivre de doute et de pensée. »
Alors, ignorant, effrayé,
Détaché de tout me voici.
Il dit : « Tu es une bougie,
Celui vers qui l’assemblée prie. »
Assemblée ne suis, ni bougie,
Fumée dispersée me voici.
Comme on l’imagine, aucun oiseau jamais, ni les mainates,
voisins pourtant de la Perse, ne parvint à réciter la moindre strophe entière,
et pas même lorsqu’elle les concernait :
Il dit : « Tu as plumes et ailes,
Je ne te donne ailes ni plumes. »
Désirant ses plumes, ses ailes,
Sans ailes et plumes me voici.
Ce Rûmî n’enivra que nous.
Les femmes propriétaires d’oiseaux voulaient entendre d’eux
d’autres chansons, des mots plus simples pour les accompagner lorsque le besoin
de se caresser se ferait trop impérieux, soit de simples encouragements (« Continue »,
« Je te vois », « Ne lâche pas »), soit des indications
beaucoup plus précises et quasi médicales que j’aurais bien préféré garder pour
moi, n’était mon obligation de raconter la vérité, toute la vérité : « Écarte
tes lèvres », « Et si je te mettais la langue ? »
*
* *
Dix fois je demandai à la directrice de l’école, la priai,
la suppliai d’avoir recours aux services de mon ami Ze Miguel, le fabricant de
veuves. Sitôt le décret obtenu, nous pourrions nous unir.
Dix fois elle refusa. Son mari s’obstinait à venir lui
rendre visite, la nuit, et le rêve était pour elle un pays plus réel que tous
les autres. (Sans cette croyance, se serait-elle lancée dans cette entreprise
improbable d’école des oiseaux ?)
Un jour le mari marin revint, je ne sais d’où. Peut-être d’un
territoire lointain ? Peut-être de ces rêves si souvent
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