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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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c’était le Diable qui venait les tenter. Pour
éviter de perdre du temps en trop longues explications, ils furent fouettés.
Ainsi traités, ils recouvrèrent leur calme et racontèrent, en enchaînant les
signes de croix, et par le menu, le spectacle de chair et de poils qui leur
était offert.
    Au bout de quatre semaines de ce travail, Ze Miguel revint
au palais de l’archevêché. Il croyait pouvoir se contenter de remettre son
rapport. Mais monseigneur l’archevêque voulait s’entretenir avec lui. Par les
mêmes gardes, au long des mêmes couloirs, il fut conduit dans la même petite
pièce sans fenêtre où l’attendait le même trio, le prélat et les deux hocheurs.
    — Alors, mon fils, quelle conclusion tirez-vous de vos
études ?
    Ze Miguel tenta de tergiverser, de s’effacer derrière la
chose écrite. Mais l’insistance et l’impatience étaient telles, en face de lui,
qu’il dut se résoudre à avouer.
    — Mauvaise nouvelle.
    — Mais encore ?
    — Mauvaise nouvelle pour la pudeur : j’affirme que
les Noirs voient exactement ce que nous voyons.
    — J’en étais sûr, marmonna l’archevêque en se signant.
    Suite à cette étude, consigne fut donnée aux confesseurs de
ne pas se contenter des fautes avouées, mais de mener eux-mêmes l’interrogatoire :
    — Ma fille, à qui vous laissez-vous voir ?
    Même lorsque la réponse était « personne », il était
recommandé d’insister.
    — Par « personne », entendez-vous que la
pièce est vide chaque fois que vous vous dévêtez ?
    Cette fois, sous peine de mentir, la pénitente était bien
forcée de répondre que, en effet, un voire deux esclaves partageaient sa salle
de bains pour la masser ou l’aider dans ses ablutions, et même sa chambre à
coucher pour éviter toute agression nocturne.
    — Hélas, ma fille…
    La révélation, tirée des travaux de Ze Miguel, que les
Africains ramenés par les caravelles ont les mêmes yeux que nous, n’eut pas
toujours l’effet escompté. Certaines femmes honnêtes, sitôt averties des
capacités visuelles de leurs esclaves, frissonnèrent d’une honte rétrospective
et chassèrent à jamais de leur chambre leurs gardes du corps.
    À d’autres, et il faut bien avouer que ce fut la majorité,
cette nouvelle ouvrit de troublantes perspectives. Jusque-là, pas plus que du
regard d’un meuble ou même d’un chien elles ne s’étaient préoccupées de la
curiosité des esclaves. Cette curiosité étant avérée, toutes sortes de jeux
étaient possibles. Dont Ze Miguel, pour notre délassement, me tint, chaque
dimanche soir, fidèle et précise chronique.
    Mais tel n’est pas le sujet de mon récit, d’ambition d’abord
morale.

 
     
     
     
     
    Quand je repense à ces cinq années solitaires à Lisbonne, je
les vois comme une île, ma seule époque de liberté au milieu d’une vie
enchaînée.
    Avant Lisbonne, c’était Gênes et l’enfance. Et l’enfance est
une prison.
    Puis mon frère prendrait possession de moi, et la prison se
ferait plus contraignante encore : jamais, ni de jour, ni de nuit, ni dans
les recoins les plus reculés de mes rêves, et pas même lorsque l’océan tout
entier nous séparerait, je n’échapperais à la lumière de Christophe.
    Alors j’ai joui de cette liberté portugaise avec d’autant
plus d’ivresse que je la savais menacée. Ceux qui, à commencer par vous, me
reprochent ma conduite dépravée de cette époque, ces dizaines de veuves ou
futures veuves que j’ai consolées à ma manière, ceux-là devraient se souvenir
que j’ai commis bien pire sous l’emprise de Christophe.
    Mon frère n’était pas encore venu frapper à la porte pour me
signifier la fin de mes loisirs.
    Mais je le sentais rôder.
    J’avais beau me boucher les yeux et les oreilles, fuir les
conversations du port à la première nouvelle d’un « jeune Génois
navigateur d’exception », il était là. Comme un oiseau de proie il
tournoyait, il attendait le moment de fondre sur moi. S’il me laissait quelque
répit encore, c’était seulement pour me ménager le temps de me préparer. Tout
ce que j’apprenais de la cartographie ne pouvait que lui servir dans son
Entreprise.
    Cette Entreprise, j’ignorais alors ce qu’elle était.
Peut-être lui-même l’ignorait-il encore ? Mon unique certitude était qu’elle
me dépasserait puisque, depuis toujours, Christophe me dépasse en tout :
âge, taille, force, intelligence, rêves et amour des

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