L'Entreprise des Indes
et torturé mille ans par dix mille démons !
Cette rare spécialité fut bientôt connue et sa clientèle ne
cessa de s’accroître. Une certaine amitié naquit entre nous. Car je fus le
premier à lui proposer l’inverse de ses habitudes : la payer (cher) pour l’écouter.
Son oreille gauche n’attirait si fort les hommes que pour un
seul motif, tout simple : ils n’en trouvaient pas de semblables sur l’oreiller
conjugal. Leurs épouses ne prêtaient attention qu’aux bonnes nouvelles :
joie des retrouvailles ; promesses de ne plus jamais, jamais repartir ;
fierté d’avoir agrandi le territoire du Portugal et de la chrétienté. Sans
oublier l’information principale : la liste précise des avantages en
argent, en statut social et en nature qu’elles allaient retirer de la longue
absence de leur mari.
À tous les autres propos, les oreilles féminines étaient
sourdes et d’autant plus que le marin se permettait d’évoquer les horreurs de
son voyage.
À peine avait-il ouvert la bouche pour raconter l’envers du
décor, l’angoisse et la souffrance, que sa femme le renvoyait au silence :
— Et alors ? grondait l’épouse. Les horreurs de ma
vie à moi, durant toutes ces années, seule avec nos cinq enfants, tu y as pensé ?
Notons, chemin faisant, qu’au fil de ses récits, Ursula me
dressa du mariage un portrait si désespérant que je lui en dois un dégoût dont
je n’ai pu me défaire.
Les Découvreurs débarqués portaient beau, malgré leurs
guenilles. Ils ne racontaient que ce qu’on voulait entendre d’eux : des
émerveillements et des conquêtes. Ils avaient trop et trop longtemps enduré
pour ne pas recueillir le prix de leurs souffrances : la gloire et les
regards qui lui font cortège, l’admiration, la fascination, le respect…
Après s’être rassasiés de ces douceurs, une autre envie leur
venait, une nécessité qui est la mienne aujourd’hui. C’est une vague qui vous
vient un beau jour au creux du ventre et remonte jusqu’à la langue et la met en
mouvement et vous ouvre les mâchoires. Et soudain, alors que l’élémentaire
prudence vous supplie de vous taire, vous vous entendez raconter l’entièreté de
votre vie, y compris ses ombres. D’abord ses ombres.
Il était une fois la plus sauvage et sournoise des tempêtes
jamais inventée par Dieu pour se désennuyer : dès son premier souffle,
elle arracha notre mât, et puis, un à un, dix membres d’équipage mal attachés
sur le pont, et puis le cœur des survivants, à force de nous secouer, et puis
leur raison en mélangeant le jour et la nuit, le haut et le bas, le ciel et la
mer, la vie et la mort…
Il était une fois la plus désespérante des bonaces,
peut-être sortie d’une grande fatigue de Dieu : plus rien n’avançait ;
ni l’air, ni les poissons volants, ni le sable dans le goulet du sablier, nous
étions tombés dans un trou du temps…
Il était une fois une baleine qui nous avait pris pour
enclume et nous tapait dessus avec sa queue.
Il était une fois la faim, il était une fois la faim, il
était une fois la faim.
Il était une fois la chaleur, il était une fois la chaleur,
il était une fois la chaleur qui grille l’intérieur de la tête et accable de
fatigue : comment dormir la moindre minute ? La nuit est four autant
que le jour.
Il était une fois les fièvres, les tremblements de nos
corps, si violents que notre bateau lui-même vibrait et que les mâts vacillants
en faillir tomber.
Il était une fois nos ventres déjà vides et desquels
pourtant continuait de s’écouler une eau jaunâtre et sanguinolente.
Il était une fois le corps de nos amis, à peine morts que
déjà puants, donc jetés par-dessus bord et dévorés dans l’instant par des
requins.
Il était une fois des piqûres d’insectes qui démangeaient
jusqu’à la folie.
Il était une fois des vers pénétrés sous la peau on ne
savait comment, et qui ressortaient soudain du beau milieu de la jambe, du
ventre ou même des yeux.
Il était une fois des jambes devenues deux pieds d’arbres,
aussi larges et rugueuses que des pattes d’éléphant.
Il était une fois nos gencives qui avaient viré noires, il
était une fois nos dents qui tombaient à l’eau l’une après l’autre, il était
une fois des oiseaux qui gobaient nos dents en vol avant que les poissons ne s’en
saisissent…
Voilà ce que les marins racontaient à l’oreille gauche d’Ursula.
C’est
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