L'Entreprise des Indes
ainsi, grâce à cette oreille, que j’ai appris l’envers
des Découvertes.
Aucun de ces récits ne me servit jamais pour nos cartes.
Pis, ils faillirent, tant ils racontaient d’horreurs, me faire prendre en honte
mon métier : quels monstres sommes-nous, me disais-je chaque fois en la
quittant, de fabriquer des documents qui aident les marins à s’aventurer dans
de tels enfers ?
Au bout d’un moment plus ou moins long, les marins
revenaient.
— Que t’arrive-t-il ? demandait Ursula-l’oreille-gauche.
Je ne t’ai pas assez soulagé ? Tu veux que je te vide aussi les couilles ?
J’ai toujours su qu’elles communiquaient avec la mémoire…
— C’est que… je reprends la mer.
— Je croyais qu’elle t’en avait trop fait voir.
Alors les marins racontaient l’opposé, l’antipode de leurs
récits précédents.
Il était une fois, dans le Grand Nord, vers Thulé, la brève
pénombre bleue qui fait office de nuit, il était une fois le jaune joyeux du
ciel avant que le soleil ne se réveille et ne pointe son crâne rond au-dessus
des eaux, il était une fois cent sortes de gris, il était une fois le ciel bleu
revenant vite le lendemain, comme de crainte d’avoir été oublié, il était une
fois la longue glisse du bateau, poussé par un vent de trois quarts arrière et
suivi par des oiseaux sidérés, il était une fois le miracle de dévaler une
montagne horizontale, il était une fois l’amitié d’une vague qui prend un
bateau sur son dos, le soulage de tout souci et le transporte jusqu’au-delà de
l’horizon, il était une fois des nuits tièdes où des poissons se mettent à
voler, il était une fois le compagnonnage goguenard des oiseaux, il était une
fois la revanche du nez sur les deux yeux : ô le parfum du rivage bien
avant de le voir.
Il était une fois la magie de la mer.
— Il faut savoir ce que tu veux, disait Ursula-l’oreille-gauche
à son client, même si, depuis le temps, elle connaissait la réponse, toujours
la même : « Pourquoi voulez-vous tous repartir !
— La terre est trop fade. »
Mes deux dominicains sourient. Nous n’avons jamais été
meilleurs amis. En les raccompagnant à la porte de mon Alcazar, je viens de
leur annoncer que la séance prochaine, dès demain, je raconterai, enfin, enfin
l’arrivée de mon Christophe.
Las Casas me toise.
— Jusqu’ici ton récit est bel et bon. Mais à quoi me
sert-il pour expliquer la folie des hommes ? Je n’y ai entendu aucune
trace de cruauté. As-tu bien rapporté la réalité des choses ? Ou l’amour
que tu portes à Lisbonne t’a-t-il aveuglé ?
J’attendais ce moment. J’avais préparé ma réponse.
— Certaines conquêtes furent violentes, je ne le nie
pas. Et la récolte puis le transport d’esclaves obligent à des manières fortes.
Mais l’Afrique est si vaste ! Et plus encore l’Asie ! Le Portugal est
si petit, si faiblement peuplé, il ne pouvait qu’érafler, sans causer trop de
mal. Les Espagnols, bien plus forts et nombreux, ont concentré leurs voyages et
leur cupidité sur des territoires autrement plus réduits.
Hypocrisie, duplicité, mauvaise foi, goût forcené de l’influence,
haine de la liberté humaine, mépris des moins intelligents qu’eux (c’est-à-dire
la Terre entière)… les dominicains ont tous les défauts possibles. Mais il faut
leur reconnaître cette qualité : la passion de comprendre.
Las Casas et Jérôme me fixent avec une attention si aiguë,
si complète qu’elle me semble du désir. Je rougis et reprends :
— Sans doute n’est-ce qu’illusion, cette tendance du vieil
âge à voir plus beaux qu’ils n’étaient les temps de la jeunesse, mais il me
semble que l’ambition de gain rapide n’était pas la première force qui poussait
vers le Sud les marins portugais. Il soufflait d’abord sur Lisbonne un grand
vent de curiosité.
— Qu’appelles-tu curiosité ?
— Ô dominicains ! Replongez-vous dans vos chers
dictionnaires. Ce n’est pas moi qui vous apprendrai que le mot vient du latin cura, qui veut dire « cure », « soin ». Le curieux est
un médecin, il prend soin du monde.
II
La fièvre
J’ai retrouvé la date exacte du combat naval : 13 août 1476.
Cinq vaisseaux venus de Gênes et chargés de mastic grec faisaient route vers la
Flandre et l’Angleterre lorsqu’au large du cap Saint-Vincent, ils avaient été
attaqués
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