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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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l’ayant
jamais vu si joyeux, je lui fournis d’autres légendes en les reliant à son
futur voyage.
    — Certaines îles, nul humain ne peut les voir,
Christophe. Tu te souviens du refus des sept évêques de tomber sous le joug des
Arabes ? Dieu a voulu que ces vaillants prélats aient des pouvoirs magiques.
Ils pouvaient à volonté faire disparaître l’île sur laquelle ils avaient trouvé
refuge. Quelle meilleure protection contre les Musulmans qui auraient voulu les
poursuivre ? Rien n’indique la réalité de ces îles, sinon une multitude d’oiseaux :
ils tournent et retournent sans fin au-dessus d’un morceau de l’océan qui
paraît désert. Guette les oiseaux, Christophe, une île est en dessous, je te le
confirme, et ne t’inquiète pas si tes yeux ne voient aucune terre, fais
confiance aux oiseaux ! Les auteurs sont formels : depuis la nuit des
temps, de profondes complicités se sont nouées entre les îles et les oiseaux. D’ailleurs,
Christophe, à y bien réfléchir : plus durables que les nuages, les oiseaux
ne sont-ils pas des îles dans le ciel ?
    Il m’écoutait, bouche bée. Ceux qui ne connaissent pas
Christophe ne savent pas l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être, aimant, comme
on aime enfant, les lointains, le brillant, les costumes, et recherchant d’abord,
comme on cherche enfant, l’amour de son père et de sa mère, non plus Domenico
et Susanna, mais Ferdinand et Isabelle, le Roi, la Reine.
    Là, en cette enfance toujours préservée de petit Génois,
sont les ressorts de son âme.
     
    *
    *  *
     
    Les rares personnes qui s’intéressent encore à moi et
viennent jusqu’à ma retraite pour prendre de mes nouvelles me demandent tous :
pourquoi avoir choisi une île pour dernier séjour ?
    Las Casas n’a pas fait exception. Je le regarde, je lui
souris et, pour le remercier de son attention, lui explique avec soin ma
manière d’approcher la mort.
    Chacun de nous est une île, n’est-ce pas ? Une île
entourée d’autres îles, séparée d’elles par des courants faciles ou difficiles
à franchir, selon les jours.
    Qu’est-ce que la vieillesse ?
    Cette île que je suis se met à rétrécir, rongée chaque année
davantage par la mer impitoyable qu’est le temps. Un à un, des pans entiers de
ma vie sont tombés à l’eau : le rire, l’amour, le goût du vin. Je me
déplace de moins en moins loin. Je rencontre et mange et dors et rêve et me
souviens de moins en moins. J’entends de plus en plus faiblement, je vois de
plus en plus mal. L’ombre m’assiège. Bientôt, elle m’avalera.
    Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai fait ce choix d’une
île pour ultime séjour : l’île me rappelle que je suis comme elle ;
comme elle, fragile ; comme elle, menacé. Le spectacle de l’île m’apprend
à mourir.
    Las Casas va s’en retourner, ravi, et colporter partout la
nouvelle que Bartolomé, l’ancien gouverneur, a conquis la sagesse et qu’il
attend dans la paix sa dernière heure.
    Billevesées !
    Je ne parle à personne de ma guerre principale.
    Plus la vieillesse nous rétrécit, plus nos fantômes occupent
de place en nous. Je les connais. Ils prennent leur temps. Ils se préparent
pour l’assaut final. Écoute : les chiens aboient.

 
     
     
     
     
    Soudain, sans que rien laissât prévoir cette lubie, mon
frère décida que l’heure était venue pour lui de prendre femme.
    Est-ce le travail quotidien sur nos parchemins qui lui avait
échauffé l’humeur ? On disait que montaient de nos encres des effluves
poussant à la recherche maladive du plaisir solitaire. On disait aussi que le
crissement perpétuel de nos plumes sur les cartes agaçait les nerfs, jusqu’à la
folie. Qu’à tant plisser les yeux pour calligraphier, le long de toutes ces
côtes, des noms minuscules de ports ou de caps venaient aux cartographes des
hallucinations dont la plupart étaient des femmes nues…
    Faut-il tenir pour responsables les seuls piments lisboètes
et le vinho verde de Porto ?
    Je crois plutôt qu’on doit chercher ailleurs, non dans le
dérèglement du corps mais, tout au contraire, dans une sagesse de l’esprit, la
raison de sa démarche. Mon frère savait qu’un petit Génois comme lui,
désargenté et sans appui, ne pourrait jamais mener à bien ses vastes projets.
     
    — Et nous commencerons par apprendre le latin.
    Pour une fois, il daigna m’expliquer sans moquerie sa
logique :
    — D’abord, nous serons à

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