L'Entreprise des Indes
contre beaucoup d’autres, je l’ai toujours soutenu. Allez en
paix. À demain soir ! N’oubliez pas la première déclinaison !
Voilà comment nous apprîmes le latin en la compagnie joyeuse
de ces redoutables dialecticiens. J’en profitai pour m’initier à leurs langues
indigènes.
Contre la volonté de Christophe. À son habitude, mon frère
ne s’offrait nul repos, ni aucun écart sur le chemin qu’il s’était tracé. Il
avait décidé que le latin lui était nécessaire, donc il s’y consacrait jour et
nuit. Il ne comprenait pas que je disperse mon énergie :
— La dispersion est la lèpre de l’esprit, Bartolomé !
Et tu es le plus atteint de tous les lépreux ! Si tu veux acquérir des
savoirs utiles à notre Entreprise, apprends donc le chinois ou la langue de
Cipango ! Concentre tes forces. À quoi nous servent les dialectes du Sud alors
que nous allons vers l’ouest ?
À son grand courroux, je restai fidèle à ma nature, si
différente de la sienne. Je m’accordais de longues promenades dans le parler de
nos amis noirs.
C’est ainsi que j’appris que, sur la Côte de l’Or, l’eau s’appelle enchou. Bienvenue se dit berre berre, le poulet est coucque
roucoucque , et l’or, chocqua.
Si je me souviens de tous ces mots aujourd’hui, alors que j’ai
tant et tant oublié, c’est qu’ils doivent être nichés dans les derniers recoins
encore bien vivants de mon cerveau. L’un d’entre eux ne m’a jamais quitté. Il
me suffit de le prononcer pour qu’une onde de gaieté me traverse, jusque dans
mes moments de plus profonde désespérance : chocque.
Je ne l’avais pas acquis sans peine. Quand je leur demandais
quels étaient les mots qu’on employait chez eux pour désigner le jeu de l’amour,
les futurs prêtres refusaient de répondre. Ils prétendaient que Dieu Lui-même
rougissait en l’entendant prononcer.
Merci au vin de Porto : c’est grâce à lui que ces
langues pieuses se délièrent.
Chocque chocque : telle était l’expression de
là-bas pour les pratiques honteuses.
L’heure de la confession ayant sonné, je peux répondre à mon
frère sur le chapitre des savoirs utiles. Hélas pour le salut de mon âme, je
dois avouer que peu de mots furent par moi aussi souvent employés, tant mon
goût de la chair sombre était fort, et ne m’a pas quitté de toute ma vie. C hocque
chocque. Je n’avais qu’à redoubler ces syllabes pour que, de nostalgie du
lointain pays perdu, s’ouvrent les portes les mieux verrouillées. Je note qu’à
une lettre près, ce mot est celui qu’on emploie là-bas pour désigner l’or, chocqua.
*
* *
Enfin, Christophe jugea qu’il avait assez progressé en latin
et que sa réputation d’élève assidu s’étendait dans la ville.
Il pouvait passer à la deuxième phase de sa campagne.
Un beau matin, il pria maître Andrea de lui accorder un
entretien privé. Notre patron grimaça. Il s’attendait à ce qu’il redoutait le
plus, en bon avare qu’il était : une demande d’augmentation sous peine d’aller
travailler chez l’un de ses innombrables concurrents.
Quelle ne fut pas sa surprise – et son soulagement –
lorsque Christophe lui fit part d’une intention moins pernicieuse : celle
de se marier ! Mais qui choisir pour femme et où la trouver ? En bon
connaisseur de la géographie, Andrea savait certainement les endroits de la
ville où l’on avait quelque chance de croiser le regard d’une jeune fille de
bonne naissance.
La réponse ne tarda pas :
— Le couvent des Saints.
Avant de partir combattre les infidèles, les croisés les
plus avisés de Lisbonne avaient pris la précaution d’enfermer leurs épouses
dans un établissement où l’on saurait préserver leur chasteté. Elles y furent
bientôt rejointes par des demoiselles dont la plus stricte virginité était
médicalement prouvée et régulièrement contrôlée.
Par quelles prières, quelles menaces, quelle surveillance,
quel régime alimentaire les nonnes de Saint-Jacques réussirent-elles à éloigner
du Diable, des siècles durant, cette bonne centaine de corps esseulés ?
Mystère. Et miracle. Quoi qu’il en soit, les Saints jouissaient d’une
réputation sans égale.
Sur la recommandation expresse d’Andrea (« noble
famille de Gênes » ; « rescapé d’un terrible naufrage, donc promis
par Dieu à un très exceptionnel destin » ; « exquise modestie chez
quelqu’un qu’on qualifie,
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