L'Entreprise des Indes
corps jusqu’à ce
qu’il n’y reste plus de peau, puis avec un pal de fer ardent ils m’enfoncent
dans le sel et la suie : à ce supplice, une peau nouvelle me renaît. Dix
fois, le jour, les diables m’écorchent ainsi et me forcent d’entrer dans le sel ;
puis ils me font boire du plomb et du cuivre fondus.
Le samedi, ils me jettent en bas pour subir de nouveaux
maux. Je suis mis en une geôle : dans tout l’Enfer il n’en est pas de si
terrible, de si repoussante ; on y descend sans corde. C’est là que je gis
sans lumière, dans les ténèbres et une puanteur telle que je crains que mon
cœur n’éclate, mais je ne puis vomir à cause du cuivre qu’on me fait boire. Je
me gonfle, ma peau se tend, je tremble qu’elle n’éclate. Le froid, le chaud,
cette puanteur, voilà les tourments que souffre Judas. Hier samedi, je vins ici
entre none et midi ; aujourd’hui je me repose. Bientôt, j’aurai un cruel
séjour : mille diables s’en viendront et ne me laisseront plus aucune
paix.
Enfin, après avoir rendu visite en sa retraite à un ermite
prénommé Paul, âgé de cent quarante ans, qui leur explique son éclatante santé
et sa rarissime longévité par la qualité de son régime alimentaire – d’abord
trente années nourri de poissons seuls, suivies de cinquante autres années à se
contenter d’eau pure –, Brendan et ses moines-marins finissent par aborder
au but de leur périple, le Paradis.
Alors les frères voient venir à leur rencontre un très beau
jeune homme, messager de Dieu ; il les appelle au rivage, les accueille,
les nommant tous de leurs vrais noms, puis avec douceur les baise ; il
calme les dragons qui se couchent à terre, humblement, sans résistance. Un
ange, sur son ordre, retient le glaive ; la porte est ouverte, les
pèlerins entrent tous dans la gloire.
Le jouvenceau les guide au Paradis. De très beaux arbres et
de rivières cette terre est bien pourvue, la campagne est un jardin toujours
bellement fleuri, les fleurs y embaument comme il convient à ce séjour d’hommes
pieux ; en toute saison y viennent des fruits excellents, des parfums de
grand prix ; on n’y trouve ni ronces, ni chardons ni orties ; il n’est
arbre ni herbe qui ne remplisse de délices ; fleurs et arbres durent en
toute saison sans changer ; toujours l’été y est doux, les arbres chargés
de fleurs et de fruits, les bois remplis de gibier ; les fleuves, qui sont
de lait, regorgent de bon poisson, partout règne l’abondance ; la rosée du
ciel se change en miel ; les monts sont d’or, les roches valent un trésor ;
sans fin luit le clair soleil ; aucun souffle de vent n’y fait remuer un
cheveu, aucun nuage ne vient ternir la clarté du ciel. Celui qui demeure là vit
à l’abri de tout mal, et n’en connaît qui lui puisse venir : il ignore le
chaud, le froid, la maladie, la faim, la soif, la douleur ; en quantité il
possède tous les biens qu’il désire ; il ne perdra pas le ciel, il est sûr
de le posséder toujours.
À voir cette félicité, Brendan trouve le temps court, il
voudrait demeurer longtemps en ces lieux… Le jouvenceau l’a mené bien avant et
l’a instruit de maintes choses. Il lui décrit, en belles paroles, les
récompenses destinées à chacun. Brendan le suit sur un mont haut comme un
cyprès : là, ils voient des merveilles qu’on ne peut comprendre, ils
contemplent les anges et les entendent se réjouir de leur venue, ils entendent leur
grande mélodie ; mais ils n’en peuvent supporter davantage : leur
nature ne saurait soutenir le spectacle de cette gloire.
Alors, leur guide :
— Retournons ; je ne vous mènerai pas plus avant,
vous n’en n’êtes pas capables. Brendan, voici le Paradis que tu as tant demandé
à Dieu. Devant toi, là-bas, il y a cent mille fois plus de gloire que tu n’en
as vu. Mais tu ne peux en savoir davantage avant ton retour ; car ici, où
tu es venu en chair et en os, tu reviendras bientôt en esprit. Va, maintenant,
retourne-t’en ; tu reviendras ici attendre le Jugement. Emporte en
souvenir ces pierres d’or pour te donner du courage !
*
* *
Christophe bat des mains, lui d’ordinaire si réservé dans
ses émotions.
— Tu vois, Bartolomé : les récits convergent.
Quand donc quitteras-tu ton ironie perpétuelle ? Des îles existent à l’ouest
et peupleront ma route jusqu’à l’Inde !
À la fin de chaque histoire, il m’embrasse. Ne
Weitere Kostenlose Bücher