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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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même de participer en
meilleure connaissance de cause aux offices et, ainsi, de mieux célébrer Dieu.
Ensuite, nous pourrons lire plus aisément, et sans l’intervention de personne,
les ouvrages nécessaires à l’Entreprise. Enfin, une bonne réputation de
latiniste ne pourra que favoriser mon projet de mariage : les marins,
surtout génois, paraissent souvent bien frustes à la noblesse.
    — Tu veux une aristocrate ?
    — Autrement, à quoi bon ?
    — Et pourquoi veux-tu que j’étudie avec toi ?
    — Pour ton éducation personnelle. Et pour qu’on lise
plus difficilement dans mon jeu.
     
    Vere dignum et justum est, aequum et salutare, nos tibi
semper, et ubique gratias agere…
    Les cours étaient donnés, certains soirs de la semaine, par
un prêtre de l’église Saint-Julien. Les autres élèves de cette petite classe
étaient cinq Noirs. L’épiscopat les avait sélectionnés pour leur intelligence.
On leur avait enseigné la vraie foi et maintenant on les préparait à devenir
prêtres avant de les renvoyer en Afrique convertir leurs frères sauvages.
    Pour nous accoutumer à l’ordre des mots, le professeur
commença par nous faire répéter cette phrase facile : Vere dignum et
justum est […] gratias agere.
    « Il est vraiment juste et nécessaire, c’est notre
devoir et notre salut, de Vous rendre grâce toujours et partout, Seigneur… »
    Je ne sais pour quelle raison, enfouie dans les mystères de
leur race, cette manière de dire avait déclenché l’hilarité de nos camarades africains.
    D’abord interloqué, le prêtre poursuivit.
    In quo nobis spes beatœ resurrectionis effulsit, ut quos
contristat certa moriendi conditio, eosdem consoletur futurœ immortalitatis
promissio.
    Cette référence à la mort certaine et à la promesse d’immortalité
redoubla la bonne humeur des futurs missionnaires nègres.
    Leurs éclats d’un rire guttural résonnaient sous la voûte de
l’église, au grand effroi et grand scandale d’un groupe de vieilles femmes,
habituées de la prière du soir. Puis ils se mirent à glousser comme s’ils
étaient devenus dindons, et leurs corps étaient secoués d’obscènes ondulations.
    Le prêtre, un petit homme ventripotent, grondait contre sa
hiérarchie. Il nous prenait à témoins, mon frère et moi, les deux seuls Blancs
du groupe : dans quel cerveau dérangé a bien pu naître l’idée de croire en
l’intelligence des nègres ? Et c’est à ces sauvages qu’on va confier l’enseignement
de l’Évangile ! En attendant, c’est à moi de dompter ces fauves. Ils vont
trouver à qui parler. Il tendit un doigt menaçant et, d’une voix trop aiguë, s’écria :
    — Si le Diable a pris possession de vous, quittez la
maison de Dieu !
    Déjà, deux diacres avaient été appelés et s’avançaient vers
ces déments.
    Le calme leur revint peu à peu, entrecoupé de terribles
hoquets.
    L’un des Noirs, point confus du tout, présenta des
explications. Depuis quelque temps, Dieu ne cessait de faire pleuvoir sur eux
des bienfaits D’abord l’affranchissement, la fin du fouet, une nourriture bien
meilleure… Puis le recrutement, le catéchisme. Comment ne pas montrer de
contentement au Très-Haut ? La joie des créatures n’était-elle pas manière
de célébrer le Créateur ? Et aurait-il fallu dédaigner ce nouveau
privilège immense, celui d’apprendre le latin, langue des serviteurs de Dieu ?
Quant à la perspective de la résurrection, elle les avait tant enchantés qu’elle
avait ôté toute retenue à leur gaieté. Devait-on considérer comme guigne cet
invraisemblable cadeau d’échapper à la malédiction persistante de la mort ?
Pourquoi les Portugais, pourtant fervents croyants d’après leurs dires,
faisaient-ils quotidiennement si gris museau alors que la Vie éternelle les
attendait ?
    On ne l’arrêtait plus. Le même flux qui avait déclenché son
rire l’entraînait à parler.
    L’argumentation dura longtemps.
    Le prêtre eut toutes les peines du monde à revenir au latin.
L’église fermait. Il fallut achever la leçon.
    Notre professeur rayonnait.
    — Nous n’avons pas beaucoup avancé en latin aujourd’hui.
Mais la leçon que nous avons reçue de ces primitifs vaut tous les cours de grammaire !
    L’œil attendri, il regardait s’agiter nos cinq nouveaux
amis.
    — Et maintenant, ils dansent ! Quels bons
missionnaires ils feront ! Quel discernement fut celui de notre évêque !
Pour ma part et

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