L'Entreprise des Indes
rassasié, de toujours nouveaux et toujours plus précis
détails. Faute d’en savoir, je les inventais. Pour m’aider dans mes descriptions
idylliques, j’avais dessiné une carte. Je l’ai toujours gardée sur moi comme un
talisman. Pourquoi un tel attachement à cette île de parchemin née de mon seul
cerveau, dépourvue donc de toute réalité et sale, déchirée, presque illisible
aujourd’hui ? Chaque fois que je la regarde, c’est à-dire quotidiennement,
le même vertige de ressemblance me prend : Hispañola ressemble trait pour
trait à l’Antilla que j’avais rêvée.
À croire que mon frère avait raison : Dieu a installé
dans notre tête un ensemble réduit de la Création. À nous d’aller explorer la
partie qui nous intéresse.
L’autre histoire favorite de Christophe était celle de saint
Brendan.
Cette histoire-là me reposait, car je n’avais pas à la
raconter. Un certain Benoît l’avait écrite au XII e siècle, je n’avais qu’à lire, de la voix qui convient aux légendes – monotone
et lointaine, comme effacée :
Brendan le saint de Dieu naquit de rois au pays d’Irlande.
Comme il était de haut lignage, il tendit à une glorieuse fin ; il savait
bien que l’Écriture dit : « Celui qui fuit les joies de ce monde en
aura auprès de Dieu plus qu’il ne saurait demander. » Aussi ce fils de
rois abandonna-t-il les faux honneurs pour les vrais ; afin d’être humilié
et comme exilé de ce siècle, il prit la robe et entra dans l’ordre monacal.
Bientôt, de force, on l’élut abbé ; il fit si bien que beaucoup le
rejoignirent et demeurèrent fidèles à sa règle : Brendan le pieux eut sous
lui, en maints endroits, trois mille moines qui prenaient tous modèle sur sa
grande vertu.
Or un désir s’élève en lui : fréquemment il prie Dieu
de lui montrer le Paradis, premier séjour d’Adam, notre héritage dont nous
fûmes déboutés…
Il choisit de se confesser d’abord à un serviteur de Dieu.
Cet ermite avait nom Barin ; il était de bonnes mœurs et de sainte vie et
demeurait le fidèle de Dieu en un bois avec trois cents moines. C’est de lui
que Brendan prendra conseil, il veut avoir son avis. Et Barin de lui conter en
belles paroles, avec exemples et maximes, ce qu’il avait vu par terre et par
mer quand il était allé quérir son filleul Mernoc.
À ce récit, la confiance de Brendan s’accroît. Le bon abbé
commence ses préparatifs ; il choisit quatorze de ses moines, tous des
meilleurs, et leur dit son dessein, pour savoir s’ils approuvent. Les frères en
parlent deux à deux ; d’un commun accord ils répondent à leur père de l’entreprendre
hardiment et le supplient de les emmener avec lui, comme ses fils sûrs et
fidèles.
— Si je vous en parle, fait Brendan, c’est pour avoir
confiance dans ceux que j’emmènerai, et ne pas avoir à m’en repentir plus tard !
Ils lui donnent tous l’assurance qu’il ne sera pas arrêté
par leur faute. Donc, ayant ouï leur réponse, l’abbé prend avec lui les élus et
les conduit au chapitre ; là, en homme sensé, il leur dit :
— Seigneurs, ce que nous avons projeté, nous n’en savons
pas les périls. Prions Dieu de nous enseigner et, par Son plaisir, de nous
conduire en Sa main, une quarantaine, trois jours par semaine.
Nul n’hésite à faire ce qu’il a commandé. Ni jour ni nuit l’abbé
ne se détourne de ses oraisons, jusqu’à ce que Dieu lui ait envoyé l’ange du
ciel qui l’instruisit au sujet de ce voyage ; l’ange lui révéla en son
cœur que Dieu, bien certainement, consent à son départ.
Brendan s’en va vers la grande mer où il a su de Dieu qu’il
devait entrer. Il ne se détourne pas pour aller voir ses parents, il va en plus
cher lieu. Il va tant que la terre dure, sans souci de repos, jusqu’au rocher
que les vilains appellent encore le Saut Brendan. Ce roc s’avance au
loin dans l’océan comme promontoire, il abrite un port enfoncé dans la falaise,
où la mer forme un petit golfe très étroit ; je crois que personne avant
Brendan n’est parvenu jusqu’au fond. C’est là qu’il fait apporter du merrain
pour bâtir sa nef. Il construit tout le dedans en bois de sapin et revêt le
dehors en cuir de bœuf ; la coque est bien ointe de poix, afin que la nef
puisse glisser légèrement et courir sur l’onde. Alors Brendan y place tous les
outils nécessaires que la nef pouvait contenir, et les provisions
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