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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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qu’ils
avaient apportées : des vivres pour quarante jours au plus.
    Puis il dit aux frères :
    — Entrez dans la nef et rendez grâces à Dieu : le
vent est bon !
    Ils montent tous, et lui après eux.
    Les moines dressent le mât, tendent la voile. Bellement ils
voguent, les fidèles de Dieu. La brise leur vient de l’Orient et les pousse
vers l’Occident. Ils perdent tout de vue, sauf la mer et les nues. Le vent
favorable ne les rend pas oisifs, ils naviguent à l’aviron de toutes leurs
forces, ils ne craignent pas de peiner de leurs corps pour atteindre le but de
leur voyage.
     
    Toujours poursuivant l’Ouest, les moines ne cessent de
rencontrer des îles, chacune séparée de la suivante par une interminable et
périlleuse navigation.
    L’île du Diable, où se tient son palais, tout de marbre et
de cristal enchâssé d’or. C’est là qu’il fomente des tentations pour corrompre
les humains.
    L’île des Brebis, lesquelles y sont hautes comme des cerfs.
    L’île Mouvante, qui se révèle n’être que le dos d’une
baleine immense.
    L’île des Oiseaux qui parlent, racontant qu’ils sont d’anciens
anges déchus du ciel pour avoir suivi le Malin dans sa rébellion contre le
Très-Haut.
    L’île du Moutier-Saint-Aubin, où ne vit qu’une abbaye dont
tous les besoins sont miraculeusement pourvus par la grâce de Dieu.
    L’île de la Fontaine du Sommeil, où à trop y boire on risque
de ne jamais se réveiller.
    L’île du Pavillon d’Or que domine un grand pilier d’hyacinthe
couleur de saphir.
    L’île de l’Enfer, d’où jaillissent le feu des roches
incandescentes et, bientôt, un démon forgeron. Il brandit maillet géant,
tenailles et lame de fer rougeoyante.
    L’île où Judas endure, solitaire, mille fascinants supplices :
    Près d’ici est le fief des diables, je n’en suis pas plus
loin qu’à portée d’oreilles ; près d’ici sont deux Enfers : y
souffrir, c’est payer cher ; près d’ici sont deux Enfers qui durent hiver
comme été. Le plus doux est horrible pour ceux qui y sont : ils croient
que nulle part on ne souffre plus autant qu’eux. Fors moi, personne ne sait
lequel des deux est le plus pénible, car personne ne souffre que dans un seul ;
mais moi, chétif, je subis l’un et l’autre. Le premier est en haut, le second
en bas ; la mer de sel les sépare, c’est merveille que cette mer même ne
brûle. Celui d’en haut est plus pénible, celui d’en bas plus affreux ;
celui qui est près de l’air est étouffant et brûlant, celui qui est près de la
mer, puant et glacé. Un jour et une nuit je suis en haut, puis le même temps je
demeure en bas. Un jour je monte, l’autre je descends : mon tourment n’a d’autre
fin. Je ne change pas d’Enfer pour être soulagé, mais pour subir un
accroissement de maux.
    Le lundi, nuit et jour, chétif, accroché sur une roue, je
tourne au gré du vent ; le vent emporte furieusement la roue par le ciel,
sans cesse je vais, sans cesse je reviens.
    Le mardi, je suis projeté, franchissant la mer, dans l’autre
Enfer, où l’on souffre tant. J’y suis fortement lié et les diables hurlent
contre moi ; je suis couché sur un lit garni d’aiguillons où l’on m’écrase
avec des pierres et du plomb, on me frappe de tant de coups d’épée que vous m’en
voyez le corps tout troué.
    Le mercredi, je suis ramené en haut, où les souffrances
sont changées. Une partie du jour je bous dans la poix : la poix m’a teint
de la couleur que vous voyez. Ensuite j’en suis retiré et mis à rôtir entre
deux brasiers, lié à un poteau planté là pour moi seul : il est rouge,
comme si, pendant dix ans, on l’avait tenu dans un feu attisé par des
soufflets. Puis je suis rejeté dans la poix, dont je suis oint pour mieux
brûler. Il n’est marbre si dur qui ne fondît dans ce feu ; mais je suis
fait à ce furieux embrasement, de sorte que mon corps n’y peut périr. Et cette
peine, quoiqu’elle m’accable, je la subis tout un jour et une nuit.
    Le jeudi, on me tire en bas pour souffrir un mal contraire,
on m’enferme en un lieu gelé, obscur et ténébreux. J’ai si froid qu’il me tarde
de revenir au feu qui brûle si fort. Je ne crois pas alors qu’il y ait plus dur
tourment que ce froid, et chaque supplice, quand je l’endure, me semble de tous
le plus cruel.
    Le vendredi, je reviens en haut, où tant de si pénibles
morts me sont apprêtées. Les diables m’écorchent à vif tout le

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