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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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des
plantes. Elles naissent, aiment et meurent tout comme nous. Mais en silence.
    — Oui, mais quel ennui d’être plante ! Obligé de
demeurer toute sa vie les pieds dans la même motte de terre.
    — Détrompez-vous. Les plantes vagabondent.
    L’intelligence me revint. Je me rappelai les drôles de cages
pleines de végétaux que rapportaient les navigateurs.
    Nous devisâmes jusqu’à la nuit, pliés en deux la plupart du
temps pour cueillir tel ou tel individu remarquable dans l’indénombrable
famille de la flore.
    Le regret ne m’a jamais quitté de n’avoir pas avancé dans l’intimité
de ces êtres tout aussi vivants que nous et autrement plus dignes dans leur
mutisme.
     
    *
    *  *
     
    Je pourrais continuer la liste presque infinie des « pourquoi
pas ? ». Louvain rassemblait tant de savoirs et tant de jeunes hommes
joyeux pour les explorer, tous amoureux de la bière. Alors ? Comment
choisir entre tous ces chapitres de la Science, entre toutes ces vies possibles ?
Pourquoi pas la chimie qui scrute les secrètes attirances de la matière ?
Pourquoi pas la physique qui comprend les mouvements des corps ? Pourquoi
pas l’astronomie qui trouve de la logique dans la fantaisie des étoiles ?…
     
    *
    *  *
     
    Jean de Westphalie m’avait tout de suite trouvé l’ouvrage
pour lequel j’étais venu sur ordre de mon frère, cet Ymago mundi qui
devait avoir tant d’importance dans l’histoire de l’agrandissement du monde. Ma
mission accomplie, je pouvais à tout moment revenir à Lisbonne. Pourquoi repoussais-je
de jour en jour mon départ ?
    Il est des heures où l’existence hésite : à côté du
chemin prévu se présente une autre route. L’amitié, tout autant que l’amour,
peut faire basculer des destins. Jean de Westphalie me proposait de m’installer
près de lui et que nous œuvrions de concert. Arguant que je connaissais déjà
une part de son métier, que j’avais, pour y exceller, la patience et le soin et
le goût d’apprendre et celui de transmettre, que ce métier avait pour avantage,
inappréciable chez les natures semblables à la mienne, curieuses de tout, d’aborder
tous les savoirs sans s’enfermer dans aucun : un livre achevé, vous
verrez, on se passionne illico et tout autant pour un autre domaine ; que,
pour accroître l’intelligence chez les hommes, les livres valaient bien les
bateaux, et la lecture, le voyage ; que, surtout, un grand mouvement d’intelligence
se levait, ici, dans le sud des Pays-Bas, et que, si j’acceptais de demeurer quelques
semaines, il pourrait me faire rencontrer certains philosophes de ses proches :
ils parlaient de la liberté, et offraient à l’espèce humaine des perspectives
exaltantes…
    Je balançai une pleine semaine.
    De ce balancement Christophe ne sut jamais rien. Le lui
eussé-je raconté qu’il n’aurait rien écouté et encore moins entendu. L’Ouest
seul l’occupait.
    Pourquoi décidai-je finalement de ne pas changer le fil de
ma vie ?
    Rien ne sert de regretter.
    Nous sommes faits d’eau. Et, comme elle, nous suivons notre
plus grande pente.

 
     
     
     
     
    Jamais personne vivante ne me tint si proche et intime
compagnie quel’ Image du monde tout au long de mon voyage de
retour. Nous ne nous quittions pas plus que deux mariés épris, dormions,
mangions, cheminions ensemble, la peau de l’un collée sur la peau de l’autre,
peau d’humain pour moi, peau de veau pour lui, sa couverture blonde creusée de
lettres d’or.
    Au début, le froid m’avait protégé. Nul ne s’étonne de voir
un voyageur porter un lourd manteau, et qui pourrait deviner que sous ce lourd
manteau se cache un trésor ?
    Plus au sud, vers la ville de Poitiers, c’est le mensonge
qui me vint en aide. Je me mêlai à un groupe de pèlerins, disant que moi aussi
je me rendais à Saint-Jacques.
    — Quel est ce livre que tu portes contre ton cœur ?
demanda l’un d’eux. Il paraît bien précieux.
    — Vois : c’est l’ouvrage d’un cardinal, Pierre d’Ailly.
    — Que raconte-t-il ?
    — Les schismes de l’Église. Des débats entre
théologiens.
    — Il n’y a qu’un seul Dieu, non ? Alors pourquoi
se compliquer la vie ?
    Et il entonna un Veni Creator , sûrement assez
tonitruant pour effrayer toutes les vipères alentour.
    Comme si souvent dans ma vie, c’est le péché de curiosité
qui faillit causer ma perte.
    Mes compagnons pèlerins m’avaient quitté pour une journée. Ils
avaient

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