L'Entreprise des Indes
de Piccolomini, celui-là même dont nous avions bradé l’ouvrage, De duobus amantibus. Car non content de s’aventurer dans les fièvres des
amours interdites, ce futur pape avait rassemblé ses connaissances
géographiques et cosmographiques dans un traité respecté par les spécialistes : Historia rerum ubique gestarum.
C’est à ce titre que Pierre d’Ailly le citait et le
commentait avec respect.
Aujourd’hui encore, je rêve à l’existence pleine de ce
Piccolomini et je remercie Dieu de nous avoir permis de vivre à une époque
aussi riche en personnages de cette haute et diverse sorte.
De tels liens s’étaient tissés entrel’ Ymago et moi qu’il me semblait rapporter non pas un livre, mais quelqu’un de la
famille, un ancêtre trop fragile pour pouvoir se déplacer sans aide, mais
porteur d’informations décisives venues des temps très anciens où il avait
vécu.
D’ailleurs, j’avais pris l’habitude de m’adresser à ce livre
comme à un compagnon de voyage dont j’aurais eu la responsabilité : Tu n’as
pas froid, Ymago ? Quels idiots, ces soldats ! Tu ne perds rien à ne
pas voir, Ymago, le paysage est sans intérêt.
Si bien que cette présence quasi humaine me manqua fort
lorsque je remis à mon frère celui qui était devenu un ami. Longtemps, je dus
faire violence à ma langue pour qu’elle arrête de former des mots à lui
destinés.
La navigation – peut-être à cause des mouvements
perpétuels du bateau, peut-être à cause du vide tout autour – aide à
penser ou plutôt à songer.
M’avançant vers l’île de Porto Santo où dorénavant vivait
mon frère, je songeais à celui qui, le premier, l’avait portée sur une carte :
le Juif Abraham Cresques, l’auteur de l’Atlas catalan. Je songeais au
navigateur qui l’avait renseigné : à la suite de quelles aventures, poussé
par quels courants de la mer, du vent et de son âme était-il parvenu si loin
vers l’ouest ? Je songeais à ces peuples, Phéniciens, Juifs, Bédouins, qui
portent en eux des routes. Je songeais à cette île de Majorque qui, un temps,
grâce aux Juifs, avait été une Alexandrie de la géographie, le temple du savoir
des cartes. Je songeais encore et toujours aux îles, comme elles paraissent et
disparaissent.
Le vent étant régulier et doux, l’équipage n’avait pas à
manœuvrer. Pour passer le temps, peut-être aussi pour conjurer le sort, on se
mit à discuter des tempêtes.
Chacun raconta les horreurs habituelles à leur sujet, et la
chance qu’il avait eue d’y survivre.
Comme je m’étais tu jusqu’alors et qu’on connaissait ma
grande expérience maritime, on voulut savoir mon opinion. J’hésitai à la dire,
tant elle était peu populaire parmi les gens de mer et pouvait me valoir de
vrais désagréments. On insistait. J’expliquai donc que les tempêtes étaient
nécessaires, et, plus encore, la preuve que Dieu voulait pousser l’espèce
humaine à plus d’attention envers sa Création.
Indifférent aux grondements qui accueillaient mon propos, je
poursuivis.
Comment le capitaine Gil Eanes avait-il franchi le cap
Bojador, dit cap de la Peur, cette limite au nord de l’Afrique que personne n’osait
dépasser ? Grâce à une tempête. Elle l’avait emporté loin vers l’ouest.
Une fois le temps redevenu calme, il s’aperçut que la frontière tant redoutée
était franchie et que le bateau n’était pas tombé dans un gouffre ni ne brûlait
en Enfer.
Autre exemple : comment le capitaine Zarco, qui
remontait tranquillement de la Côte de l’Or, avait-il, en 1419, redécouvert l’île
où nous nous rendions, Porto Santo ? Aussi par une tempête qui l’avait arraché
de sa route côtière le long du royaume du Maroc.
Conclusion : les tempêtes sont les meilleures ennemies
de nos paresses, les alliés de cette noble fièvre qu’on nomme curiosité. En
nous entraînant au-delà de nos chemins coutumiers, elles nous forcent à sortir
de nous-mêmes. Cédant à mon penchant de jouer les philosophes, j’ajoutai que
nos vies sur la terre ferme devaient affronter aussi des tempêtes :
deuils, trahisons, maladies. De ces tempêtes-là nous sortions soit morts, soit
grandis.
Comme prévu, je faillis finir étripé ou jeté par-dessus
bord. Je ne dus mon salut qu’à l’habile diversion du capitaine Esun :
double ration de rhum à celui qui le premier voit Porto Santo !
Mais les jours passaient et notre
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