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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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pris un chemin de traverse pour aller saluer les reliques de je ne sais
plus quel saint. Prétextant une inflammation du pied, j’avais dit préférer
attendre leur retour.
    Mais, sitôt que le dos du dernier eut disparu derrière la
haie de noisetiers, je me jetai surl’ Ymago. Jamais, jusque-là,
je n’avais eu le loisir de le parcourir un peu longuement sans être dérangé.
    Ayant constaté, par un rapide tour d’horizon, qu’aucun être
vivant présent n’était susceptible de s’intéresser à la cosmographie, ni les
deux alouettes qui gazouillaient, juste au-dessus de ma tête, sur le genévrier,
ni les vaches, là-bas, tout au fond du champ, et moins encore les vers de terre
à l’œuvre sous l’herbe ou les écrevisses paressant dans le ruisseau, je
commençai à tourner les pages.
     
    À droite du mont Imaus où aboutit le Caucase se trouve le
promontoire de Samara… C’est en Perse que la magie a pris naissance. Le géant
Nembroth y vint après la confusion des langues, et il apprit aux Perses à se
servir du feu…
     
    Décidément, on voyageait tout aussi bien sur les pages d’un
livre que sur un navire et, sans risquer nausée ni scorbut.
    J’étais plongé dans le chapitre deux, « Des cercles et
autres divisions conventionnelles du ciel », lorsque la lumière vint à me
manquer. Sans doute quelque nuage venait de cacher le soleil. Je relevai la
tête. Une troupe d’hommes patibulaires m’encerclait. Je n’avais pas entendu
leur approche. Je me connaissais cette faiblesse du corps : quand je lis,
mes oreilles se closent, je deviens sourd. Je ne suis plus que deux yeux,
suivant passionnément la ligne des lettres.
    Le plus féroce m’adressa la parole en une langue que je ne
connaissais pas. Devinant ce qu’il souhaitait, je vidai mes poches et ma
besace. Pas assez vite. Les coups commencèrent à pleuvoir. Et redoublèrent
quand fut constatée la maigreur de mes avoirs. Je n’avais jusque-là pas lâché l ’Ymago. Qui me fut lui aussi arraché. Sans doute ces brigands croyaient-ils que
quelques richesses y étaient dissimulées (en cela, ils n’avaient pas tort). En
un rien de temps, l’ouvrage fut dépecé. Et les pages une à une arrachées,
inspectées, puis jetées au loin avec une rage croissante.
    Suite à une nouvelle grêle de coups, je dus perdre
connaissance. Je me souviens qu’un soulagement accompagna ma chute dans le
néant : à l’évidence, ces gens-là, qui ne respectaient pas les livres, ne
pouvaient être des concurrents cartographes. Quand je repris mes esprits, le
calme régnait comme avant.
    Par chance, il ne pleuvait pas. Par deuxième chance, il ne
ventait pas. Les bandits en allés, on aurait dit que la campagne reprenait
souffle. L’air attendait la suite des événements. Les oiseaux eux-mêmes
semblaient immobiles dans le ciel.
    Par troisième chance, le troupeau de vaches se trouvait à l’autre
bout du champ. Elles s’étaient approchées pour assister à l’agression. Quoi de
plus délassant, quand on passe sa vie à ruminer, qu’un spectacle de bagarre
entre humains, même s’il tourne court ?
    Heureusement, un ruisseau les avait empêchées d’avancer
plus. Dans leurs grosses têtes baveuses flottait sûrement le regret de ne
pouvoir ajouter ces feuilles blanches à leur menu d’herbe : elles
paraissaient si bonnes à mastiquer. Comment savoir ? Cet animal est si
placide, il ne laisse pas souvent paraître ses émotions. Je me dis que les
vaches ont au moins cela de commun avec les sujets britanniques. Et cette
puissante idée politique me donna le courage de commencer ma tâche.
    Combien d’heures me fallut-il pour aller une à une récupérer
les pages dispersées dans la prairie ? J’atteignis les dernières dans la
nuit noire. Tant bien que mal je les rassemblai, les glissai contre ma peau,
refermai mes vêtements, m’allongeai contre un talus et, bercé par la gratitude
qui me semblait venir del’ Ymago, d’un coup m’endormis.
    Dieu ne m’envoya aucune autre mésaventure jusqu’à Lisbonne.
Dans Son infinie bienfaisance, Il avait seulement voulu m’éprouver et m’avertir
des périls qui attendaient les détenteurs de ce livre décisif.
    Une nouvelle preuve était donnée qu’il était dans Sa volonté
quel’ Ymago parvienne à mon frère, l’être humain que, de toute
évidence, Il avait chargé d’agrandir le monde visible.
    Sur l’une des pages éparpillées, j’avais juste eu le temps
de noter le nom

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