L'Entreprise des Indes
destination ne paraissait
toujours pas. J’imaginais un nouveau sortilège de mon frère. N’oubliez pas que,
dès son arrivée à Lisbonne, il m’avait, pour la préparation de son voyage,
chargé des îles. J’avais fini par acquérir un grand savoir sur ces drôles d’animaux
géographiques. Il en est de fixes, il en est d’errantes. D’après Denys d’Alexandrie,
le phénomène de la mouvance est courant chez les îles. Ce sont des surfaces qui
ne sont pas reliées au socle de la Terre ; elles voguent donc, poussées
par les vents ou par d’autres forces.
Christophe ne pouvait avoir choisi pour demeure familiale qu’une
île dérivante et dérivant forcément vers l’ouest. Son grand voyage en serait d’autant
diminué.
Enfin, des hauteurs surgirent de l’horizon. Et le capitaine
m’indiqua, plutôt goguenard, que Porto Santo n’avait pas bougé depuis sa
dernière venue.
Intérieurement, je m’injuriai : décidément, je devais
garder la tête froide, veiller à ne pas prêter à mon frère plus de pouvoirs qu’il
n’en possédait.
Ceux qui naviguent le savent : courir la mer, c’est
toujours et encore deviner. La vérité du rivage ne vous arrive que peu à peu,
au prix d’incessantes corrections. Quelles étaient ces formes qui montaient de
la mer après des jours d’océan vide ? Je clignais des yeux, je m’acharnais
à trouver des ressemblances. On aurait dit une selle, oui, la selle immense d’un
cheval géant. Rien d’anormal : Christophe n’avait-il pas en projet un
voyage démesuré ?
Au fur et à mesure que nous approchions, le Réel reprit ses
droits.
La selle n’était qu’une large vallée étendue entre deux groupes
de sommets.
Et quel était ce long ruban clair ? Que venait faire,
au milieu de l’Atlantique, cette plage interminable, sinon apporter une preuve
nouvelle de l’infinie bienveillance divine pour les marins ? Que
peuvent-ils souhaiter de mieux, après des jours de mer, que l’apparition d’une
île bordée de sable fin ? J’ai laissé vaguer mon regard. Ne voyant pas d’échancrure
dans la côte, ni de jetée, ni d’estacade, je me suis enquis de l’endroit où se
trouvait le port.
— Inutile, m’a répondu le capitaine. Il suffit d’ancrer.
Les montagnes nous protègent de tous les vents mauvais. C’est l’île entière qui
est port. Et, pour ne pas faire de jaloux, on a sagement choisi de ne pas la
dédier à un saint en particulier. D’où son nom : Porto Santo.
Mon frère m’attendait. Il portait un enfant dans les bras :
Diego, son fils, le futur gouverneur d’Hispañola et Vice-Roi des Indes.
Celui-là même dont j’entends les pas juste au-dessus de ma tête, quand il
tourne et retourne en rond pour mûrir une décision, ou que, soudain, il s’en va
d’une démarche ferme rendre hommage à sa femme.
Comme attendu de moi, je saluai la bonne mine et le regard
vif de ce bambin. Puis nous dînâmes en famille. La senhora Moniz-Perestrello
régnait sur l’assemblée en maîtresse femme. Par chance, elle daigna faire
semblant de s’intéresser à ma personne et m’interrogea sur mes activités. Car
le reste des commensaux ne se préoccupaient que d’eux-mêmes. Sa fille Filipa
regardait mon frère et, ensemble, ils couvaient des yeux Sa Seigneurie Diego.
Puis Christophe m’emmena découvrir son royaume.
Certaines îles, aussi petites soient-elles – et l’on
devait pouvoir faire le tour de celle-ci en moins d’une journée –, ont
résolument décidé de se désintéresser de la mer.
Deux chiens se répondaient avec lassitude sans plus croire à
leur vieille querelle. Une charrette devait rentrer ; sans la voir, on
entendait le raclement de ses roues de bois sur les cailloux du chemin. Une
femme chantonnait. Un enfant courait après des oiseaux, les traitant de
voleurs.
D’innombrables moulins miniatures veillaient sur d’innombrables
champs pas plus grands que des draps qu’on aurait teintés de jaune pâle. Aucun
de ces moulins ne tournait. Leurs petites ailes blanches déployées attendaient
le vent. Ils regardaient tous vers le couchant. On aurait dit des fleurs, de
celles qui ne peuvent s’empêcher de suivre la marche du soleil.
Bientôt, la nuit tomberait.
Après l’agitation frénétique de Lisbonne, cette paix donnait
le vertige.
J’interrogeai Christophe :
— Comment parviens-tu à tuer ici tout le temps de tes
journées ?
— Je m’occupe des affaires de ma
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