L'Entreprise des Indes
famille…
Depuis Gênes, je m’étais habitué à tout attendre de mon
frère, sauf qu’il devienne cultivateur.
Il poursuivit, imperturbable, la description de son
existence paysanne :
— J’apprends à cultiver le seigle. Les chevaux en
raffolent. Pour nourrir leur cavalerie, nos généraux nous en offrent un bon
prix. Et je fais chaque jour plus ample connaissance avec le dragonnier.
Sais-tu que la sève de cet arbre a la couleur du sang, et que, pour cette
raison, elle est très recherchée par les teinturiers flamands ?
— Combien de temps comptes-tu demeurer dans ce désert ?
— Mon fils aîné vient de naître. Je veux qu’il
appartienne à l’Ouest. Porto Santo sera son premier navire.
Par trois fois, je tentai de lui rappeler la raison de ma
présence : cetY mago, commandé par lui et que je lui
rapportais après un long voyage.
Loin de me remercier, comme je l’espérais, loin d’abandonner
toute autre activité pour se plonger dans sa lecture, il écarta mes allusions
du revers de la main.
— Plus tard, Bartolomé ! Repose-toi donc ! Tu
n’aimes pas ce paysage ?
Et, de nouveau, il s’émerveillait de son fils : Qu’en
penses-tu, Bartolomé, sois franc, n’a-t-il pas dans les yeux toute l’intelligence
du monde ?
De nouveau il évoquait sa chère, si chère Filipa : Elle
est désolée de ne pas nous accompagner, Bartolomé ; depuis la perte de
notre deuxième enfant, à peine âgé d’un mois, elle souffre de faiblesses
soudaines.
De nouveau, il parlait de ses projets où ne figurait plus l’Entreprise
des Indes, du moins pour les deux ou trois années à venir, le temps que Diego
grandisse. La première urgence pour lui était de redorer le blason familial en
se livrant à divers commerces, dont celui du sucre qui rapportait gros dans l’île
voisine de Madère.
De retour à ma chambre, croisant Mme Moniz Perestrello, je m’ouvris
auprès d’elle de ma stupéfaction : je ne reconnaissais plus mon frère.
Elle leva les bras au ciel.
— À qui le dites-vous ! J’avais choisi pour gendre
un conquérant. J’ai hérité d’un régisseur.
Je lui demandai les raisons de cette métamorphose. Elle m’expliqua,
tout aussi désolée que moi, qu’il fallait en accuser l’amour.
— Je comprends votre désarroi, Bartolomé, vous m’en
voyez très fâchée et plus encore surprise : ma fille rend votre frère trop
heureux.
La suite de mon séjour ne fit que confirmer ses dires.
Le lendemain, je le forçai à s’asseoir et finis par lui
présenterl’ Ymago.
Incipit Ymago
mundi
Ymago mundi seu eius ymaginaria descriptio Ipsum velut
in materiali quodam speculo representans non parum utilis esse videtur
divinarum elucidationem ?
scripturarum
Commencement
de l’ Image du monde
Il semble que l’image du monde, ou du moins la
description qu’on peut faire du monde en le représentant comme dans un miroir,
n’est pas sans utilité pour l’intelligence des Saintes Écritures qui en
mentionnent si souvent des diverses parties et surtout celles de la terre
habitable.
C’est pourquoi j’ai été amené à écrire ce traité et à
y mettre fidèlement sous une forme abrégée tout ce que j’ai cru digne d’être
recueilli chez les savants qui ont écrit sur ce sujet.
Ce traité comprend quarante chapitres.
Le premier chapitre se rapporte à la Terre et à ses
parties en général.
Deuxième chapitre. — Des sphères et autres
divisions figurées dans le Ciel.
Troisième chapitre. — De la marche du
Soleil, de l’Année et des Jours qu’il forme.
Quatrième chapitre. — Des quatre éléments et
de leur répartition dans le monde.
Cinquième chapitre. — Du volume de la Terre
et de ses dimensions.
Sixième chapitre. — De la division de la Terre
entière. Septième chapitre. — Des opinions diverses sur
l’habitabilité de la Terre.
Huitième chapitre. — De la quantité de terre
habitable.
Neuvième chapitre. — Des divers climats de
la terre habitable d’après les astronomes.
Dixième chapitre. — De la longitude et de la
latitude des climats.
Onzième chapitre. — Des zones antéclimatiques
et posclimatiques.
Douzième chapitre. — Des régions inhabitables.
Treizième chapitre. — Des différences qui
marquent les régions habitables.
À cette lecture, un accès de sa fièvre le reprit. Il s’exclamait :
Quel savoir, ce Pierre d’Ailly ! Merci, Bartolomé ! Ce livre
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