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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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cette
manie, qui peut paraître étrange, est au cœur de leur caractère C’est ainsi qu’explorant
les capacités des nombres, ils parvinrent à soixante et s’émerveillèrent
de ses pouvoirs : il était divisible par un, deux, trois, quatre,
cinq et six. Aucun nombre plus petit n’avait cette propriété. Parmi toutes les
utilités d’un nombre, celle de désigner une quantité est la plus
évidente. Et plus commodément la quantité ainsi désignée sera divisible, plus l’utilité
du nombre sera grande. C’est pour cette raison que les Babyloniens virent en soixante le plus utile de tous les nombres. Ravis de leur découverte, ils l’employèrent
à toutes les sauces. Pour mesurer le temps, par exemple : les heures
furent divisées en soixante minutes et les minutes en soixante secondes…
    J’ouvrais la bouche pour interrompre ce flot de mots aussi
limpides qu’implacables, mais M. Haddad avait deviné ma question.
    — Tu vas me demander : pourquoi pas cent minutes ?
Parce que cent n’est pas divisible par trois. Les Babyloniens
donnèrent 360 degrés à la circonférence.
    — Six fois soixante.
    — Bravo, Bartolomé !
     
    Une année de leçons ne s’était pas écoulée que notre maître
disparut sans laisser de traces. Peut-être s’en est-il allé vers l’Orient, la
patrie du Jabr  ?Il parlait d’un pèlerinage qu’il voulait
faire avant de mourir. Il disait que là-bas, vers Bagdad ou plus à l’est
encore, au milieu des terres et de la route de la Soie, vers Khiva, vers
Samarcande, règne une clarté qui fait voir derrière les choses. Et que c’est
cette lumière qui avait engendré le Jabr.
    Cette lumière, je ne l’ai entrevue que peu souvent, pas plus
longuement que sur la mer le fameux rayon vert. Mais notre père avait raison. L’amitié
des nombres accroît la lumière, et par suite la maîtrise : on voit
derrière le désordre un ordre que les autres, ceux qui ne sont pas dans l’amitié
des nombres, ne voient pas.

 
     
     
     
     
    Ces lointains souvenirs mathématiques nous revinrent par
bouffées lorsqu’un homme se présenta un jour dans notre échoppe.
    — Je viens de Nuremberg. On m’a parlé des deux frères
Colomb. Vous êtes les frères Colomb ? J’ai besoin de vos connaissances.
    Christophe considéra le nouveau venu avec stupéfaction :
    — Qui es-tu pour ne ressembler à aucun autre
cartographe ?
    — Je me nomme Martin Behaïm, cosmographe de mon état.
    — Behaïm, Behaïm…
    Christophe avait pour les noms, surtout lorsqu’ils
désignaient des lieux, une gourmandise d’enfant. Il les tournait et les
retournait dans sa bouche comme une friandise.
    — Behaïm veut dire Bohême, n’est-ce pas ? C’est de
là que tu viens, comme nous de Gênes ?
    — Sans doute, répondit notre invité. La Bohême appartient
à notre légende familiale. Même si on vient toujours de plus loin qu’on ne
croit venir. J’habite Nuremberg. Regiomontanus, dont le vrai nom est Johannes
Muller, m’y a enseigné l’algèbre et la géométrie. Connaissez-vous De
triangulis omnimodus  ?
    Christophe haussa les épaules en homme qui n’a pas de temps
à perdre avec les élucubrations allemandes.
    Alors ce Behaïm déclara qu’on avait tort de dédaigner les
triangles. Une fois apprivoisés, ils devenaient des outils de mesure
incomparables.
    Nous prîmes un air hautain et lui assurâmes que nul mieux
que nous n’était averti de la puissance de ces figures. Maintenant, s’il
voulait bien préciser au plus vite le motif de sa venue, nous lui en saurions
gré : nous avions à faire. Behaïm présenta ses excuses pour le dérangement
qu’il causait. Était venue jusqu’à lui la réputation de mon frère en matière de
navigation. Comme il avait pour ambition de produire, un jour, le globe
terrestre le plus complet possible, incluant tout le savoir accumulé par les
hommes, l’apport d’un marin tel que Christophe serait pour lui sans prix. En
échange, il proposait de fournir les mathématiques et la cosmographie les plus
utiles à la conduite d’un bateau en pleine mer, lorsque aucune côte n’est plus
visible et que les étoiles sont devenues le seul recours.
    Christophe grommela qu’il avait beau n’être pas allemand, la
lecture du ciel ne lui était pas totalement inconnue, comme le prouvait sa
présence ici, à Lisbonne, au lieu d’être encore quelque part à tourner, perdu,
au milieu de l’océan. Par ailleurs, cette idée de

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