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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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jamais. Son visage demeurait figé dans la gravité, comme
s’il lui était interdit, par on ne sait quelle instance supérieure et jalouse,
de manifester le moindre contentement.
     
    *
    *  *
     
    Six mois après le trépas de Christophe, à la fin de ce
sinistre été où je courais de ville en ville, n’en trouvant jamais d’assez
chaude pour qu’y fondît la glace que j’avais dans le cœur, une missive finit
par me rattraper. Elle venait de Nuremberg. Je l’ouvris le cœur battant comme
si elle arrivait d’un pays où mon frère était encore vivant. Je n’avais pas
tout à fait tort. Martin me présentait ses condoléances et me rappelait notre
jeunesse, lorsque Christophe et lui s’étaient divisé le monde.
     
    Votre frère a choisi la meilleure part : l’inconnu. Le
connu, je le sais d’expérience, ne mérite pas qu’on y sacrifie sa vie, et d’autant
moins qu’il est toujours débordé par l’inconnu. La même année, tandis que votre
frère découvrait, je me contentais de reproduire.
    Lors de mon séjour à Lisbonne, vous me demandiez sans cesse
pourquoi j’ignorais le sourire. Aujourd’hui, je vous apporte la réponse, que je
n’ai avouée à personne : vérifier les choses n’apporte aucune gaieté.
    Je devrais porter à votre frère la plus farouche et durable
des haines. Maudite année 1492 ! Son voyage de Découverte n’a-t-il pas
rendu faux mon globe au moment même où je l’achevais ? Je me glorifiais de
présenter l’entièreté de notre planète au moment où il prouvait l’existence de
nouvelles terres. Ma rage fut grande. Elle est la pire chez les savants car
elle ronge l’intérieur, faute de s’exprimer en coups ou en rixes. Je me murai.
Je fus soudain frappé d’un mal étrange : j’étais devenu sourd à tous les
bruits, rumeurs et récits qui concernaient l’Ouest. J’ai recouvré un peu de
paix en repensant à nos deux femmes, la sienne, Filipa, la mienne, Martha. Il m’est
apparu que nous les avions choisies semblables : filles d’une île, l’une
de Porto Santo, la sienne, l’autre des Açores, la mienne. Les femmes sont des
avant-gardes, déjà des bateaux, l’amour qu’on en reçoit est un voyage. On y
essuie des tempêtes. On y respire des senteurs rares. On s’y promène parmi des
plantes inconnues.
    C’est peut-être ce jour-là, en pensant à ces îles et à nos
femmes de pareille origine, que j’ai rompu la malédiction qui vous avait tant
frappé : un instant, j’ai souri.
    Ces deux femmes sont mortes, c’est-à-dire immobiles dans la
terre, de même que votre frère, pourtant le plus remuant des humains. Et moi je
m’entraîne à pourrir ici à Nuremberg, l’endroit d’Europe que j’ai trouvé le
plus éloigné de la mer. Notre vie est passée. Le meilleur en fut notre amitié de
Lisbonne. Chacun y cultivait son rêve et prêtait juste assez attention au rêve
de l’autre pour trouver matière à faire grandir le sien. Aucun homme passionné
ne se passionne pour une passion qui n’est pas la sienne. Cette indifférence,
constitutive de notre nature, nous l’avons réduite alors autant qu’il est
possible.
     
    Il concluait par deux phrases qui manquaient leur cible :
     
    Cher Bartolomé, ne prenez pas votre tristesse de survivant
pour la sienne. Tel que je l’ai connu, je sais que son avancée vers la mort fut
sa dernière et plus forte curiosité.
     
    Je ne lui répondis jamais. À un homme tel que Martin
Behaïm-Bohême, on doit la vérité. J’aurais été obligé de lui raconter les
ultimes terreurs de Christophe, ses effrois, ses délires, ses crises d’angoisse
dans la nuit. Aucune semblance d’aucune sorte avec la fièvre, l’exultation du
navigateur pressé d’aborder des territoires inconnus.

 
     
     
     
     
    Un jour de juin 1484, Christophe se déclara prêt. Ses
conversations avec Behaïm avaient comblé les rares lacunes qu’il acceptait de s’avouer.
L’heure était venue d’affronter le Comité des Mathématiciens, cette instance
terrible qui avait l’oreille du Roi. Sans avis favorable dudit Comité, aucun
financement de voyage ne pouvait être espéré.
    Le Roi Jean II aimait
le Savoir. Et comme tous ceux que cette passion tenaille, et donc effraie, il s’était
entouré de savants dont il écoutait les conseils.
    Parmi toutes les disciplines de la Connaissance, il montrait
une préférence pour les mathématiques. Il y voyait plus que de simples jeux
amusants pour l’esprit, plus

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