L'Entreprise des Indes
tribu, notre fortune était assurée. Sans
lui, nous serions condamnés à la médiocrité.
Nos déclarations enthousiastes l’enchantaient, d’autant plus
que nous employions des mots qu’il ne comprenait pas.
— L’hypoténuse n’a plus de secret pour nous.
— Il faudra qu’un jour on te fasse découvrir les
racines cubiques.
Alors il redressait sa petite taille, nous prenait par l’épaule
et ainsi nous promenait dans la ville.
— Vous connaissez mes enfants ? Voici Christophe,
l’aîné, et voici Bartolomé. Regardez-les bien. Ils vont faire de grandes
choses. D’où me vient cette certitude ?
Il riait à gorge déployée, sidéré qu’on pût douter de cette
évidence.
— J’ai vraiment besoin de vous expliquer ?
D’un air las, il se penchait vers l’interlocuteur de peu de
foi et lui confiait à voix basse :
— Ils sont en train de devenir de grands amis des
nombres.
Hélas, nous n’avons pas eu le temps d’apprendre beaucoup. M.
Haddad nous a quand même enseigné quelques vérités.
Par exemple, la multiplicité des temps .
« Le temps du paysan, qui plante et récolte, n’est pas
celui du marchand qui achète et vend. Il n’est pas non plus celui du banquier
qui prête et attend d’être remboursé. Vous savez à quoi servent les nombres,
mes enfants ?
— Non, maître !
— À changer tous ces temps différents en un temps
commun, mesurable par l’argent.
— Nous n’y comprenons rien, maître !
— C’est pourtant simple et nécessaire, si vous voulez
devenir bons Génois, c’est-à-dire bons commerçants. Demain, je vous expliquerai
ce qu’est un taux d’intérêt.
— On espère que ce sera moins fumeux, maître. »
Il a aussi évoqué pour nous cet autre miracle, la beauté
des triangles.
«Vous savez quel est le premier triangle, les enfants ?
— Non, maître.
— Celui que forment vos deux yeux avec la chose, ou la
personne que vous regardez.
— Et alors, maître ?
— Fermez un œil.
— Ça y est, maître.
— Vous ne remarquez rien ?
— Non, maître.
— Vous avez perdu le sens de la distance. Vous ne savez
plus si celui ou celle que vous regardez est proche ou lointain.
— Vous avez raison, maître !
— Le triangle, entre autres pouvoirs, nous permet de
calculer les distances. »
C’est encore à ce M. Haddad que nous devons d’ avoir appris la raison
pour laquelle on découpe le globe en 360 degrés. La question m’était
venue, un matin, impérieuse : pourquoi n’avoir pas choisi un chiffre plus
simple, par exemple 100 ou 400 ?
Le professeur Haddad sourit. Comme si la douceur habituelle
de ses manières ne suffisait pas, il allait évoquer maintenant des êtres pour
lesquels il éprouvait une particulière tendresse :
— Les nombres forment un peuple à part, Christophe et
Bartolomé, un peuple hautain et mystérieux. Les êtres humains les utilisent
mais se méfient d’eux. Ils essaient toujours de les rattacher à des réalités
visibles, concrètes. C’est pourquoi nous aimons tellement le nombre 10 :
parce que nous avons dix doigts. De même pour 360. À quelle figure ressemble
une année ? À un cercle : les saisons s’en vont, les saisons
reviennent. Combien de jours a une année ? 365. Quel est le nombre rond le
plus proche ? 360. En le choisissant, on fait correspondre la mesure de l’espace
et celle du temps. Vous le ressentirez plus tard, quand vous prendrez de l’âge,
ce genre d’échos ou de correspondances apaise. Il y a plus. Je vous l’expliquerai
demain…
M. Haddad n’avait pas son pareil pour nous laisser sur notre
faim. Cette petite torture, nous avait-il expliqué, aide à comprendre. L’esprit
utilise ce répit pour revenir sur l’acquis, par exemple pour regarder les dix
doigts de sa main avec un œil nouveau. Et l’impatience aiguise le cerveau.
Le lendemain, je ne l’ai pas laissé s’asseoir.
— Alors, pourquoi 360 ?
Comme toujours, il a commencé par un long, détour :
— Il était une fois, longtemps avant Jésus-Christ, un groupe
de savants qu’on appelait tels car ils aimaient regarder le ciel et déduisaient
du jeu des étoiles la prévision de l’avenir. Ils vivaient entre deux grands
fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Il est probable que cette proximité de l’eau
qui coule avait aussi contribué à leur donner une profonde intelligence du
temps. Les savants n’aiment rien tant que résoudre les problèmes :
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