L'Entreprise des Indes
globe lui semblait farfelue.
Une riche discussion s’ensuivit, que je demande à ma pauvre
tête de rapporter fidèlement.
— Un globe ? Quelle étrange idée ! Rien n’est
plus malcommode qu’une boule en mer. Une fois, j’avais fait la folie d’en
embarquer une : j’avais beau la caler, elle n’a cessé de rouler d’un bord
sur l’autre.
— La connaissance de notre Terre n’est pas réservée aux
marins.
Cette remarque de simple bon sens, prononcée de la même voix
douce qu’il employait pour émettre tous les mots, stupéfia Christophe. Il fixa
Martin bouche bée, comme s’il le croyait devenu fou. L’esprit de Christophe ne
pouvait concevoir le voyage sans la navigation. Dans sa tête, la route de la
Soie était parcourue par des sortes de capitaines. Les chameaux étaient des
barques et Marco Polo lui-même avait vogué et non marché, de Venise à la cour
du Grand Khan.
Martin se taisait. Il laissait à mon frère tout le temps
nécessaire pour se faire à cette invraisemblable idée selon laquelle les marins
n’étaient pas les seuls humains capables d’intelligence.
Au bout d’un long moment, Christophe hocha la tête. Une
fois, puis deux :
— Bon. Admettons. Et alors ?
Notre Bohémien laissa encore passer des minutes avant de
porter une nouvelle attaque :
— Toutes les cartes sont plates. Donc toutes les cartes
sont fausses puisque la Terre est ronde.
À ma surprise, mon frère acquiesça sans broncher.
— Je le sais bien. Mais quelle taille aura ton globe ?
Martin écarta les bras.
— Et tu crois que dans ce petit espace tu feras tenir
tout ce qu’on sait de la planète ?
— Au moins j’en donnerai l’image exacte.
Christophe réfléchit :
— Au fond, les cartes sont fausses mais utiles. Les
globes sont vrais mais inutilisables.
Ils n’arrêtèrent plus de parler. Selon toute probabilité,
ils passèrent la nuit en paroles, même si je ne peux l’assurer : n’ayant
pas la résistance de mon frère au sommeil, je m’endormis. Au matin, ce Martin
Behaïm, ou Bohême, et Christophe continuaient de débattre.
Je me permis de les interrompre en indiquant que quelques
obligations, essentielles à notre survie matérielle, nous attendaient.
Behaïm se confondit en nouvelles excuses que mon frère
refusa, assurant qu’il venait de passer des moments rares. Il souhaitait qu’ils
se renouvelassent au plus tôt, et pourquoi pas le soir même.
Et comme nous marchions d’un pas rapide vers notre travail,
je l’entendis remercier Dieu de lui avoir envoyé cette occasion d’échanges.
— Ne m’avais-tu pas dit, Bartolomé, que cet Alexandrin,
Ératosthène, avait mesuré la taille de la Terre en dessinant des triangles ?
C’est ainsi qu’Alexandrie – et les triangles –
revinrent en force dans la famille Colomb.
*
* *
Souvent, pour que nous nous délassions entre deux leçons,
Behaïm nous racontait la vie de son maître, l’inépuisable Regiomontanus.
Il était né dans un village près de Königsberg, nom qui veut
dire « la Montagne du Roi » en langue allemande. Ainsi s’éclaircissait
l’origine de son nom latin. C’est après avoir appris l’astronomie et construit
des astrolabes, enseigné l’optique et traduit deux livres de Ptolémée, qu’il s’était
pris d’un amour peut-être excessif pour les triangles.
Le dimanche, pour s’apaiser la tête, il construisait des
automates. Son chef-d’œuvre était un aigle de bois : allez le voir au
sommet de l’église Sainte Elisabeth. Il quitte son nid lorsqu’une personne
importante se présente. Ainsi fera-t-il à votre arrivée. Il avancera vers vous
en battant des ailes.
*
* *
Il était une fois les vents, racontait Christophe.
Aujourd’hui, je veux t’expliquer la projection, répondait
Martin.
Il était une fois les courants, enchaînait Christophe le
jour suivant.
As-tu bien compris la question du Nord magnétique ?
interrogeait Martin.
Tranquille dans son coin, le petit Diego dessinait, souvent
des dragons.
Quand, tard dans la nuit, Martin prenait congé de nous, il
nous remerciait de ces échanges par de profondes courbures d’échine, et il m’incluait
clans sa gratitude alors que ma contribution s’était résumée à écouter. J’étais
si heureux de n’être pas tenu pour quantité négligeable, contrairement aux
habitudes de nos visiteurs, que je ne remarquai pas tout de suite son infirmité :
cet homme ne souriait
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