L'Entreprise des Indes
qu’un langage, plus qu’un ordre secret auquel
semblait obéir la Nature : une arme de gouvernement.
Il répétait qu’un pays aussi modeste en taille que son
Portugal n’avait d’autre ressource que de se changer en mathématicien.
Et quand on lui demandait, avec tout le respect possible, de
préciser sa pensée, il expliquait que l’intelligence était la seule ressource
des faibles. Que, par suite, les mathématiques étant l’intelligence suprême, le
royaume se devait d’en faire des alliées.
Telle était la logique qui l’avait poussé à créer ce Comité
des Mathématiciens.
Pardonne à ma mémoire, je n’ai pas souvenir de tous les
membres de ce Comité. Je ne me rappelle que les plus éminents d’entre eux, je
veux dire les plus redoutables, ceux qui s’attaquèrent le plus durement à notre
projet lorsque l’heure fut venue de le présenter au Roi.
Il y avait un homme d’Eglise, Diego Ortiz de Vilhegas.
Il y avait le Juif Rodrigo, si réputé qu’il n’avait besoin
que de son prénom pour rayonner ; cosmographe, par ailleurs astrologue et
médecin de la famille royale.
Il y avait l’autre Juif, José Vizinho, lui aussi médecin à
ses heures, mais surtout reconnu dans toute l’Europe comme un maître en
algèbre, l’un des professeurs les plus célèbres de l’université de Salamanque.
*
* *
Diego Ortiz de Vilhegas, coordinateur (officieux) du Comité
des Mathématiciens, croyait de toute son âme en Dieu et s’extasiait chaque jour
devant Sa Création. C’est dire qu’il entretenait avec le Réel une relation
confiante, voire affectueuse, contrairement à la plupart de ses collègues qui n’aimaient
rien tant que se réfugier dans la paix des équations et l’ordre de
démonstrations, et qui pestaient chaque jour contre le chaos puant, bavard et
flou de la vie quotidienne. Villegas avait donc suggéré l’idée, jugée
excellente par le Roi, de promenades. Oui, de simples promenades pour le
Comité dans la ville et par les champs voisins.
« Croyez-moi, compagnons, pour éviter le plus haut mal,
qui est celui de la folie, mieux vaut vérifier que certaines matérialités
existent hors de nos cerveaux, et que cette information n’est pas forcement une
menace ni une mauvaise nouvelle. »
La première promenade, limitée au centre de Lisbonne, fut un
cauchemar pour les mathématiciens, les confirmant dans leur opinion que la
seule compagnie supportable était celle des nombres.
Sitôt sortis du palais royal, la pâleur de leurs visages,
leur allure de morts vivants, leur air égaré, la maladresse de leur démarche,
en un mot leur étrangeté furent remarquées par deux, puis dix, puis cent
enfants des rues qui ne les laissèrent plus en paix. Animé par le souci de
rappeler à ses amis mathématiciens la diversité matérielle du monde, de même
que certains aspects de la Création rétifs à l’emprisonnement dans des équations
– par exemple les parfums ou les couleurs –, Vilhegas avait imaginé
un circuit passant par la place Terreiro do Paço et donc par le marché. Cette
plongée dans le concret dura peu. Sitôt le groupe engagé dans le labyrinthe des
étals, il reçut un, puis dix, puis cent projectiles trop mûrs dans lesquels, s’ils
avaient, ce jour-là, l’esprit à l’observation et à la classification, ils
auraient reconnu des poires, des figues, des grenades, des goyaves et même
quelques œufs. Mais ils ne pensaient qu’à fuir. Une patrouille de soldats,
alertée par le désordre, les tira de ce mauvais pas.
Diego Ortiz ne se tint pas pour vaincu.
Il recommença l’expérience dans des quartiers plus
tranquilles.
Et, peu à peu, la ville s’habitua à ces petits cortèges de
distraits empêtrés dans leur corps. D’autant que de la crainte maintenant les
protégeait. On savait le rôle qu’ils tenaient auprès du Roi.
Ce jour-là, un dimanche, alors que nous venions de déposer
notre rapport, qui serait discuté le lendemain, nous aussi avions leçon de
Réel. J’avais convaincu Christophe de reposer sa tête et de m’accompagner avec
Diego jusqu’au cap où certaines familles s’obstinaient à guetter la mer. Elles
s’étaient avancées jusqu’à l’extrémité de la falaise. Un pas de plus et elles
seraient tombées. Elles dessinaient comme une ligne noire le long du royaume de
Portugal.
Je sursautai. Le Comité venait à nous. Christophe se
détourna. Les mathématiciens passèrent sans nous
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