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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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à celle que j’avais dessinée pour cet ami, espérant qu’ainsi ta
demande sera satisfaite. »
    Sans vergogne ni scrupule – ô nouvel exemple d’aplomb ! –,
Christophe écrivit derechef au Florentin.
    Lequel répondit mais d’un ton plus sec, s’agaçant de ce
nouveau dérangement :
    « Je ne suis pas surpris que toi, qui es d’un grand
courage, de même que la nation portugaise qui rassemble de nobles personnes
toujours prêtes pour de grandes entreprises, sois plein de flamme à l’idée de
ce voyage et désireux de le mener à bien. »
    Il conclut en souhaitant bonne chance.
     
    Éloge de l’aplomb.
    Sans lui, et sans sa sœur, l’impudence, jamais mon frère n’aurait
reçu confirmation écrite et cartographiée de nos lectures chiffrées de Marco
Polo, Pierre d’Ailly et tant d’autres. Ptolémée avait vu l’Asie trop petite. Il
fallait lui ajouter 30 degrés de longitude.
    Par suite, la mer de l’Ouest s’en trouvait rétrécie d’autant.
    Quelle information plus utile pouvions-nous recevoir ?

 
     
     
     
     
    Un soir, Domenico, notre père, rentra chez nous avec, dans l’œil,
une gaieté inhabituelle, de celles que ne fabriquent pas les verres de vin
rouge avalés à la taverne.
    — Je sais pourquoi nous ne sommes pas riches !
    Nous le regardâmes stupéfaits, moins par l’annonce de cette
recette magique, après laquelle courait la Terre entière, que par l’aveu d’une
telle préoccupation. Nous pensions qu’il avait depuis longtemps admis son
impuissance, bien que génois, à fabriquer de l’argent, et que, toute honte bue,
au propre comme au figuré, il s’y résignait.
    D’une voix solennelle il déclara :
    — Quelqu’un qui n’aime pas les chiffres ne peut être
aimé d’eux.
    Susanna, notre mère, haussa les épaules. Elle faisait peu de
cas des illuminations de son mari, aussi fréquentes que dépourvues de la moindre
efficacité pour améliorer le maigre quotidien familial.
    Se découvrir soudain persécuté par les nombres, réjouit fort
mon père. Il y trouvait l’explication et l’excuse de ses échecs. Mais comment
éviter que cette animosité ne se transmette à sa descendance ? Cette
question le tracassa des semaines avant qu’il revienne avec la solution.
    — J’ai trouvé !
    — Et par quel miracle tu te ferais soudain aimer des
nombres ? lui demanda Susanna.
    — Pour moi, c’est trop tard. Mais j’ai trouvé un
professeur qui va s’occuper de nos enfants.
    Il s’agissait d’un Arabe d’Alger, un certain M. Haddad,
ancien pilote soudain saisi par le mal de mer. Il avait été débarqué moitié
mort et ne voulait repartir sous aucun prétexte. La seule vue du port l’emplissait
de terreur. Il vivait d’expédients, dont ces leçons qu’il tirait d’un savoir
très ancien dans sa famille.
    Un groupe de pères, pauvres comme le nôtre et comme lui
persuadés que leur échec à s’enrichir venait de cette malédiction des nombres,
s’était réuni pour rétribuer de quelques pièces l’ancien navigateur.
    Ma mère protesta.
    — Encore une de tes billevesées ! Hors de question
que tu donnes un sou à ce brigand.
    Mon père claqua la porte et revint peu après avec l’ancien
marin.
    — À toi de jouer, lui dit-il, convaincs ce dragon et tu
remportes le marché.
    La douceur extrême, presque la fragilité des manières et de
la voix de l’éventuel professeur impressionnèrent favorablement. Mais ma mère
résistait. Elle ne voulait pas croire à l’utilité de ces exercices.
    — La vie quotidienne n’a nul besoin de ces
complications !
    — Il était une fois… commença le candidat, et la
famille entière, trois chats compris, fut sous le charme.
     
    « Il était une fois, à Bagdad, dix siècles après
Jésus-Christ, c’est-à-dire quatre siècles environ avant notre journée (et en
prononçant cet “environ”, une brève lueur de malice éclairait son vieux visage,
preuve que la jeunesse en lui ne demandait qu’à revenir pour peu que la vie
daignât se montrer moins cruelle), un calife, lequel avait pour nom Al Ma’mum.
Et ce calife avait ses moments de férocité, comme tous les califes, mais le
reste du temps il voulait le bien-être de son peuple.
    « Ce calife avait la même préoccupation légitime que
vous, madame (il inclina la tête en direction de notre mère) : il n’était
prêt à respecter – et à financer – les mathématiciens que s’ils
prouvaient leur utilité. Il

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