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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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gratifier d’un coup d’œil. Ils
discutaient. L’un demandait d’où venait cette foule de femmes qui bouchait la
vue.
    — De nous, lui répondit un autre, oui, de non. De nos
conseils inconsidérés de voyages.
    Le groupe s’arrêta, à l’évidence stupéfié par cette réponse.
    — Par nos recommandations au Roi, nous envoyons au loin
des milliers de marins dont moins de la moitié reviennent. En conséquente, nous
fabriquons un nombre équivalent de veuves ou futures veuves éplorées.
    — Quelle importance ?
    — À quoi servent les femmes ?
    — À propos, qui peut me dire la composition chimique
des larmes ?
    Je n’entendis pas la suite. Le Comité avait repris sa
promenade.

 
     
     
     
     
    Écoute, Las Casas.
    Prends bien note, Jérôme.
    Le jour que je vais maintenant raconter est capital dans l’histoire
des Découvertes : c’est ce jour-là que le Portugal refusa le cadeau de mon
frère. C’est ce jour-là que le Portugal se priva du Nouveau monde.
    J’ouvris la petite fenêtre, plutôt un soupirail, qui donnait
sur le port de Lisbonne. Loin, tout en bas de la colline, les bateaux sortaient
un à un de l’obscurité. Il me sembla que jamais les mouettes n’avaient autant
crié. Il est dans la famille Colomb une sorte de folie : nous avons
tendance à nous croire, nous autres, la préoccupation de tous les êtres
vivants. Je me disais donc que ces oiseaux avaient deviné l’importance du jour
et nous souhaitaient bonne chance. Je les remerciai d’un ample geste, ne
doutant pas une seconde qu’il ait été vu et apprécié de la gent ailée. Derrière
moi, Christophe se réveillait. Comme toujours, il avait dormi à poings fermés.
Contrairement à moi. Car il n’avait pas cessé de marmonner sa présentation « Sire,
nobles maîtres du Comité… » À peine me sentais-je glisser dans le sommeil
qu’il recommençait : « Sire, nobles maîtres du Comité… »
    Nous nous vêtîmes comme pour une procession du 15 août
et, regrettant que notre mère ne pût nous voir en tels habits de fête, nous partîmes
le cœur battant vers le palais royal.
    Des enfants moqueurs nous faisaient escorte Christophe ne
les remarquait pas. Il se récitait la prophétie de Sénèque, l’une de ses plus
récentes trouvailles. Qui ou quelles forces mystérieuses l’avaient poussé à se
plonger dans cette tragédie de Médée ?
    Il y avait trouvé cinq lignes qui lui causaient une grande
excitation.
    Venient annis
    Secula seris, quibus Oceanus
    Vincula rerum laxet, et ingens
    Pateat telus tiphisque novos
    Detegat orbes nec sit terris
    Ultima tille
    Six lignes dont il m’avait donné une traduction quelque peu
« augmentée », comme il avait coutume de faire. Il ne courbait pas
seulement sa famille, mais les textes et les nombres à sa guise :
     
    Viendra, dans les années lointaines du monde, un temps où
la mer Océane lâchera les amarres des choses, et s’ouvrira une grande terre ;
et un nouveau marin, comme celui qui guida Jason, et avait le nom de Tiphis,
découvrira un monde nombreux, et alors l’île de Thulé ne sera plus la dernière
des terres.
     
    D’abord, je n’avais pas compris la raison de son
enthousiasme.
    Il avait tourné la tête de tous côtés pour vérifier que
personne ne nous prêtait attention. Et, baissant la voix :
    — Tiphis était le pilote de Jason. Comme je serai celui
du Roi du Portugal.
    Depuis, ces six lignes ne le quittaient pas. Il les récitait
dès qu’il se sentait menacé.
    C’était sa nouvelle tactique pour se rendre invulnérable. Qu’a
donc à redouter d’un vulgaire Comité de Mathématiciens celui dont la venue est
annoncée par Sénèque ?
    Bientôt, il se donnerait corps et âme à cette quête,
chercherait dans tous les livres, et d’abord dans les Textes saints, les
passages où, avec un peu de bonne volonté, on pouvait lire qu’une personne lui
ressemblant allait venir sur Terre pour y accomplir la volonté de Dieu. Saint
Thomas d’Aquin, Nicolas de Lyre, saint Augustin, l’entièreté de la Bible, les
Evangiles seraient ainsi mis à contribution pour justifier son ambition.
    Il ferait paraître un jour, peu de temps avant sa mort, le
recueil de ces notations : Livre des prophéties.
    Moi qui n’avais pas ce bouclier, moi qui ne me croyais pas
annoncé par les Écritures, je me rongeais les sangs. Les calculs de mon frère
ne m’avaient jamais tout à fait convaincu. J’avais beau la garder bien enfouie
au

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