L'envol des tourterelles
le moment de...
Florence accéléra, voulant rester dans le sillon creusé par Élisabeth. Elle arriva enfin à sa hauteur, essoufflée, et lui demanda quelle mouche l’avait piquée. Élisabeth se tourna vers elle et Florence vit qu’une larme s’était coincée dans une ridule à la commissure de l’œil.
– Mais qu’est-ce que j’ai dit, Élisabeth?
– Vieillis, Florence. Commence par enlever cette boucle de ton étui et cesse tes enfantillages. Tu ne sais pas ce qu’est une bombe et encore moins ce qu’est une personne décapitée. Tu m’entends? Vieillis, Florence. Autrement, c’est ta musique qui va s’en ressentir.
– Mais il y a des bombes qui explosent ici, Élisabeth.
– Je ne veux pas en entendre parler.
Elles se dirigèrent vers le vestiaire sans prendre le temps de regarder les lieux. Elles croisèrent des personnes toutes plus élégantes les unes que les autres, mais sans rien remarquer. Élisabeth fut cependant retenue par un bras et se trouva nez à nez avec Étienne, qui s’empressa de lui dire qu’il commentait l’événement à la radio.
– Ce doit être extraordinaire pour toi, Élisabeth, de voir cette salle de concert.
– Oui, bien sûr, mais pas autant que pour Florence. C’est elle, l’artiste.
Elle lui présenta Florence, qui se retrouva, quelques minutes plus tard, devant une
Nagra
à parler de la Grande Salle, qu’elle connaissait déjà puisqu’elle y avait répété pour la soirée. Étienne semblait impressionné et fut plus que ravi d’apprendre qu’il avait devant lui la jeune violoniste dont le nom apparaissait sur le programme de la soirée. Élisabeth demeura impassible tout le temps de l’entrevue et prit congé d’Étienne dès qu’il eut tourné le bouton du magnétophone. Florence lui tendit une main polie et repartit derrière Élisabeth, qui l’ignorait toujours.
– On dirait que tu me boudes, Élisabeth.
– Non, je ne te boude pas. Je t’ignore. Ce n’est pas pareil. Et tu aurais pu éviter de dire que ton violon avait hâte de jouer, lui aussi.
– Mais c’est vrai! Il frétille tellement il a hâte!
– Florence, tu commences à m’ennuyer. Et presse-toi. Il y en a qui doivent s’inquiéter.
La mine contrite, Florence fixa longuement Élisabeth, qui tenta de demeurer de glace mais sentit fondre sa détermination en pensant qu’une telle brouillerie étaitsuffisante pour que Florence jouât mal de son instrument. Elle replaça une mèche sur le front de Florence et lui fit un sourire plus sec qu’elle ne l’aurait souhaité.
– Il y a des choses que tu ne comprendras jamais, Florence. Ce n’est ni le temps ni le moment de t’en parler, mais, un jour, je te raconterai mon mariage.
– Ton mariage?
– Oui, et j’étais un tout petit peu moins âgée que toi. Maintenant, file dans les coulisses avant que je ne m’emporte une autre fois.
Florence la quitta en arborant un air perplexe, sachant qu’elle avait involontairement levé le voile sur une partie de la vie secrète d’Élisabeth. Elle se dirigea vers les coulisses, où elle était attendue avec impatience par le responsable du déroulement de la cérémonie. Elle tenta de le calmer en lui faisant ce sourire dont on disait qu’il ferait fondre un glacier, mais échoua. Elle s’amenda donc en lui promettant de jouer dix fois mieux qu’à la générale, pour se faire répondre qu’elle commençait bien mal sa carrière. Elle alla donc s’isoler, repensant à Élisabeth qu’elle avait visiblement bouleversée. Pour elle, uniquement pour elle, elle jouerait de toute son âme.
La soirée s’était terminée sur une note de fierté et Élisabeth attendit vainement Florence. Elle se tenait dans le grand escalier, regardant les trois immenses ailes métalliques fixées devant elle. Des ailes géantes, fortes, donnant l’impression que c’étaient elles qui soutenaient le mur qui les portait.
Les Anges radieux
, de Louis Archambault. Élisabeth plissa les yeux pour mieux en voir le mouvement tandis que la foule desinvités descendait devant elle, les uns papotant au sujet de la cérémonie, les autres émettant leur opinion sur l’allocution ou faisant des commentaires sur les toilettes des dames. Élisabeth retenait son souffle chaque fois qu’elle entendait parler de «la petite violoniste» ou de «la petite rouquine». Elle s’aiguisait les oreilles du cœur pour entendre les remarques qui allaient au-delà de la couleur de sa chevelure ou de
Weitere Kostenlose Bücher