L'envol des tourterelles
de pleurer. Jerzy avait parlé avec un enthousiasme tellement feint qu’elle pouvait entendre son épuisement. Depuis un mois, il n’était jamais couché avant vingt-trois heures et était toujours levé à quatre heures, et ce sept jours par semaine. Il n’y avait que le dimanche qui était différent. Alors que ce jour était béni pour le repos qu’il imposait, il était devenu infernal. Jerzy travaillait aux champs, rentrait pour se laver, se raser et s’endimancher. Il courait à la messe. À son retour, il réenfilait ses habits de travail et repartait aux champs en négligeant d’emporter son violon. Il mangeait ses trois repas assis sur son tracteur, sur une roche ou carrément par terre, ne prenant jamais le temps de rentrer pour s’attabler. Elle allait lui porter des sandwiches et des crudités. Il n’aimait que les carottes et le chou.
«Je t’ai dit, Anna, que je ne voulais pas de céleri. Ça me reste coincé entre les dents.»
Il enfila une chemise à carreaux fermée par des boutons-pression, ce qui lui donna un air de cow-boy. Il aimait bien cette allure «country», très plaine américaine. Cet accoutrement était un des rares plaisirs qu’il s’offrait à vivre en terre canadienne, sachant qu’il se serait certainement vêtu de façon similaire s’il avait émigré en Australie, où il aurait été un «dingo»polonais. Il opta pour son jean même s’il était mal vu de le porter pour d’autres occasions que le travail. Anna n’avait jamais rien dit sur ses goûts, mais il était certain qu’elle devait faire claquer sa langue silencieusement. Il descendit enfin et elle le regarda d’une façon si étrange qu’il eut envie de remonter, ayant eu la désagréable impression qu’elle lui cachait une catastrophe.
– Qu’est-ce qu’il y a?
Anna sursauta, franchement étonnée de sa perspicacité. Jerzy n’avait pas l’habitude de se préoccuper des états d’âme des gens de son entourage. Elle aurait voulu lui dire que Sophie allait se trémousser en chantant des chansons de Presley et des autres jeunes «artistes» que lui-même refusait d’entendre dans sa maison. Elle aurait voulu le prévenir qu’il allait perdre la face très bientôt. Elle aurait voulu lui demander pardon pour sa légère trahison, mais elle demeura muette, juste assez longtemps pour augmenter son trouble.
– Qu’est-ce qu’il y a?
– Mais rien. Il y a que je m’inquiète de l’heure, c’est tout.
La façade de la salle municipale aurait pu être éclairée par un réflecteur, mais c’est une simple ampoule qui en laissait deviner l’entrée. En revanche, les murs et le plancher vibraient sous les rires et les pas de danse des jeunes. Un mauvais haut-parleur crachait des airs de
boogie-woogie
et de
rock-and-roll
. Jerzy poussa un profond soupir.
– Veux-tu me dire pourquoi les jeunes ont toujours besoin d’une atmosphère d’enfer pour s’amuser?
– Parce qu’ils sont jeunes.
– Pas les jeunes Polonais. Non, madame. Quand j’étais jeune, moi, j’aimais m’asseoir avec des professeurs et des amis pour discuter.
– Quand tu étais jeune, toi, tu étais déjà vieux, parce que, je te le rappelle, tu voulais défendre la Pologne.
– C’est vrai. Mais j’ai fait la fête avec mon ami Karol le soir où nous avons décidé de partir pour le front. Ça, c’était une raison de fêter beaucoup plus importante que la fin d’une année scolaire.
– Autres temps, autres mœurs, Jerzy.
Le local était bleu de fumée et Jerzy, par réflexe, s’alluma une cigarette. Anna se dirigea vers les autres parents, agglutinés au fond de la salle pour laisser le plus d’espace possible aux jeunes qui se déhanchaient sur l’air de
Let’s Twist Again
de Chubby Checker. Jerzy se passa une main dans les cheveux, écœuré par le manque de tenue de la jeunesse canadienne. Vivement qu’il rapatrie les siens pour leur donner un peu de connaissances! La pièce suivante fut interrompue, l’aiguille glissant sur le disque en faisant un énorme son de pet qui fit crier les amateurs, qui savaient le disque inutilisable, et rire les autres, qui trouvaient le son amusant. Seuls les parents grimacèrent, surtout celui qui avait prêté sa platine.
–
Shit!
Une aiguille de foutue! Mais qu’est-ce qu’on peut faire quand toute la cambuse bondit sur ses fondations!
Jerzy avait rejoint Anna qui, comme toujours, aurait aimé danser, mais ce qu’il voyait et entendait lui répugnait
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