L'envol des tourterelles
dont elle retint la porte malgré une furieuse envie de la claquer. Anna se dit que sa fille vieillissait enfin, mettant quelque vernis sur ses sautes d’humeur. Elle l’entendit ensuite s’agiter dans la salle de bains puis cessa de penser à son énorme problème, concentrant son attention sur le retour de Jerzy et de Stanislas qui lui annonceraient sur quelle culture elle s’éreinterait, se casserait les ongles, se ferait brûler le front et dévorer les bras. Elle savait que leur travail serait toujours plus exigeant, Jerzy ne cherchant qu’à prendre de l’expansion pour faire de sa ferme la plus grande et la plus productive du comté. Si, pendant des années, il lui avait laissé croire qu’il n’avait pas d’ambition, il semblait que ses idées se fussent métamorphosées au fur et à mesure qu’avaient grandi les enfants. Anna s’était efforcée de ne jamais lui mettre d’entraves, voyant dans ce nouvel intérêt la crainte de ne pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants. Elle avait aussi compris qu’il redoutait toujours la faim même si jamais les assiettes n’avaient été vides depuis ce soir où il était venu la retrouver. Ils n’avaient manqué de rien. Anna soupira en apercevant le tracteur zigzaguant dans le chemin menant à la maison. Il devait être de belle humeur s’il autorisait Stanislas à rouler de la sorte. Elle acheva sa réflexion en se demandant si Jerzy n’essayait pas de réussir encore mieux que sonfrère, qui, leur avait écrit Élisabeth, avait acheté deux nouvelles épiceries, ce qui lui en faisait cinq.
Elle tendit le cou et vit que c’était Jerzy qui roulait comme un gamin excité d’avoir eu la permission de prendre le volant. Il riait aux éclats et Stanislas riait aussi, ce qui était une situation rare et réjouissante. Elle s’interrogea sur les raisons de cette hilarité.
– Choisis, Anna. On peut faire des légumes, mais pas de pommes de terre ni de maïs, parce que la terre est riche à craquer. Ou des céréales. Choisis, ma belle, parce que j’ai fait une bonne affaire.
– C’est pour ça que tu riais?
– Absolument. Je riais parce qu’il n’y a qu’un imbécile qui peut se réjouir de savoir qu’il n’aura plus une minute à lui. Plus une!
– Mais c’était déjà le cas, Jerzy.
– Ah bon? Alors, plus une demi-minute.
Il s’approcha d’elle et lui chuchota à l’oreille qu’il essayerait d’en chaparder une quinzaine ou plus à la nuit. Anna lui donna un coup de coude en haussant les épaules.
– Tu peux faire ça le jour, si tu n’as pas dédain des gouttelettes de transpiration...
– Du parfum!
– Des lèvres salées...
– L’océan de la liberté!
– Des mains gercées...
– L’écorce de vie!
Anna cessa son petit jeu et le regarda bien en face, fit claquer sa langue et lui demanda de quoi ils avaient bien pu parler.
– De rien de spécial.
– À d’autres qu’à moi... Quand tu commences à trouver que la transpiration sent le parfum, c’est qu’il s’est passé quelque chose. Tu es d’un romantisme polonais à fendre les pierres des champs. Je t’ai vu comme ça à quelques reprises, dont le soir de nos noces. À quoi as-tu pensé, Jerzy?
Jerzy répondit qu’il avait pensé à la guerre et qu’il en avait même parlé avec Stanislas. Ce dernier était malheureusement monté à sa chambre et ne pouvait confirmer ses dires. Il se rembrunit pour faire peser sur les épaules de sa femme l’odieux de son manque de romantisme, alors qu’il savait fort bien que c’était le souvenir de Pamela qui l’avait encoquiné.
Le souper était servi lorsque Sophie s’immobilisa au pied de l’escalier, qu’elle venait de descendre sans se hâter. Stanislas fut le premier à l’apercevoir et il s’étouffa avec une gorgée de soupe. Anna fut la deuxième à la voir et Jerzy le dernier. Il ouvrit la bouche et Anna put lire un silencieux juron sur ses lèvres. Sans se préoccuper de l’effet qu’elle venait de produire, Sophie s’assit et se servit une généreuse portion de potage qu’elle commença à manger du bout des dents, craignant de se décolorer les lèvres.
– Est-ce que tu as un
party
ce soir?
Sophie haussa les épaules et déchira une tranche de pain de ses dents blanches et apparemment aiguisées pour l’occasion. Anna mit une main sur sa bouche, souhaitant que Sophie ne remarquât pas son fou rire, et Jerzy, la main toujours en l’air, tenta un rictus
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