L'envol des tourterelles
d’être en désaccord, jamais ils n’avaient parlé avec une langueaussi acérée. Jerzy jeta un regard aux enfants et leur demanda de sortir de la maison. Sophie rapprocha sa chaise de la table et se versa un deuxième verre de jus.
– Tout ce qui va se dire ici me concerne. Maman n’a pas à se faire engueuler.
– Je n’ai jamais «engueulé» ta mère, comme tu dis, et je n’ai pas l’intention de commencer. Sors un moment.
– Non.
Jerzy se mordit la lèvre inférieure, se leva doucement, prit sa chaise à deux mains et la projeta dans la porte moustiquaire, qui s’ouvrit et resta ouverte, coincée par une des pattes.
Stanislas regarda son père en le coiffant de tout le mépris qu’il ressentait. Sophie éclata en sanglots, répétant sans cesse que tout était de sa faute. Anna, elle, s’approcha lentement de la table et s’y assit à sa place sans quitter Jerzy des yeux.
– Ce doit être la maison, Jerzy. Ce doit être la maison. Il y a des fantômes, ici. Tu te souviens de mon père, Jerzy? Il te méprisait parce que tu étais un sale Polak. Il me disait que les Polaks étaient des vauriens et des bagarreurs. C’est ce qu’il me disait, Jerzy. Ma foi, je pense qu’il devait savoir de quoi il parlait, parce qu’il en était un lui-même. C’est fou, hein, mais il voulait mieux pour sa fille. Je pense que tu as laissé son esprit pénétrer dans la cuisine quand tu as ouvert la porte avec la chaise.
– Maman...
– Laisse-moi finir, Stanislas. Je me demande parfois si c’est une bonne chose que d’habiter dans la maison paternelle. Il est venu me dire qu’il avait eu raison etqu’il était temps que je le voie. Moi, Jerzy, ce que j’ai vu, c’est la même violence que la sienne. Le même entêtement que le sien. J’ai vu mon père, Jerzy, et, crois-le ou non, je le pensais mort.
12
La gare Centrale avait subitement l’air si lugubre que Jan se demanda comment un édifice aussi illuminé que cette gare encore neuve pouvait tout à coup donner l’impression de n’être éclairé que par des réverbères pâlots. Les planchers lui paraissaient ternes et sales, et les bancs étaient certainement moins confortables. Les
red caps
et les
porters
semblaient négliger leur affabilité. Les passagers donnaient l’impression de souffrir tous, qui d’un bras, qui du dos, tant leurs valises paraissaient lourdes et encombrantes. Ceux qui avaient un parapluie le refermaient par à-coups pour en faire tomber les gouttelettes d’une pluie gluante. Ceux qui avaient un imperméable se hâtaient de le déboutonner et le secouaient par le pan de droite puis par celui de gauche pour l’assécher le mieux possible. Enfin, ceux qui étaient sans protection avaient les mèches collées au front, de l’eau dans le visage, et étaient tous de mauvaise humeur, surtout les dames, qui, Jan pouvait l’imaginer, étaient allées chez le coiffeur avant de partir en voyage. Jan faisait les cent pas, grillant cigarette sur cigarette. Michelle avait insisté pour l’accompagner, mais il avait refusé, préférant être seul pour accueillir son fils. Le tableau des arrivées indiqua un nouveau délai et Jan eut l’idée d’aller casser la croûte. Pensant alors que Nicolas n’avait peut-être pas mangé, il décida d’attendre.
Stanislas était venu seul, en colère contre son père. Il avait toutefois très peu parlé de l’absence de sa sœur, leur racontant en mots obscurs que celle-ci s’était découvert une passion pour le chant rock-and-roll. Il leur avait cependant promis qu’elle l’accompagnerait l’été suivant, ajoutant qu’elle avait bien hâte d’entendre les chanteurs montréalais, même s’ils chantaient toujours en français. Leur père, disait-il, avait acheté des disques de Félix Leclerc, Gilles Vigneault, Claude Gauthier, Claude Léveillée, mais il trouvait que toutes les paroles de leurs chansons se ressemblaient et qu’elles ne racontaient pas les mêmes choses que les chansons anglaises, plus familières aux Manitobains. Il avait aussi osé émettre une opinion un peu fragile, à savoir qu’ils n’avaient jamais entendu de groupes ou de chanteurs rock. Jan n’avait pas répliqué, conscient que ses connaissances culturelles n’étaient pas très étendues. Quant à Nicolas, il avait boudé toutes ces discussions, s’en sentant exclu. Florence et Élisabeth étaient venues dîner à la maison à plusieurs reprises, mais le feu qui, au dire de sa sœur,
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