L'envol des tourterelles
d’incrédulité.
Sophie s’était coupé une frange qu’elle avait bien gonflée. Elle avait fouillé dans les produits de beauté de sa mère pour se charbonner les yeux de khôl et n’avait pas trop mal réussi. Elle avait si bien appliqué le rouge à lèvres qu’Anna sut qu’elle n’en était pas à son premier essai. Elle portait un pantalon à pattes d’éléphant, une chemise empruntée à son frère, nouée à la taille, et une casquette. Si Anna était étonnée du résultat plus que réussi, Jerzy semblait catastrophé de voir une adolescente chez lui alors qu’il avait quitté une petite fille quelques heures plus tôt.
– Ma fille, je t’ordonne d’aller te laver.
Sophie ne broncha pas, prenant tranquillement une deuxième cuillerée. Stanislas la regarda en lui faisant un clin d’œil amusé. Elle avait réussi à se vieillir d’au moins quatre ans. Il pensa que sa sœur était la personne la plus futée qu’il connût. Encore une année ou deux et elle aurait pu paraître du même âge que Florence, sauf que Florence ne se serait jamais habillée de cette façon. Florence aimait les robes à motifs de fleurs et les chapeaux étranges.
– Si j’étais toi, Sophie, je porterais le vieux manteau en suède de papa.
– Porter mon manteau Davy Crockett? Voyons! Êtes-vous fous? Ta sœur est une petite f...
Anna lui donna un coup de pied sous la table et il avala le mot «fille» avec une cuillerée de potage qu’il se fourra dans la bouche avec tellement de force que la cuillère accrocha ses incisives au passage, ce qui le fit grimacer. Sophie dévisageait sa mère, l’œil interrogateur, languissant de savoir si elle pouvait chanter avec un groupe un peu plus âgé qu’elle. Anna se mordait les lèvres, refrénant une incroyable enviede s’esclaffer. Jerzy avait devant lui la métamorphose de la diva. Elle espérait quand même que le rêve de sa fille serait l’éphéméride du 20 mai de l’année 1964, un hiatus fortuit dans son projet de devenir la plus grande cantatrice que le Canada ait produit. Anna était toujours renversée par la détermination de sa fille. Rien ne la freinait jamais. Une acharnée. C’était la seule fille de douze ans qu’elle connût qui ne se fît pas prier pour répéter, s’astreindre à faire des vocalises ennuyantes. Remarquant le regard de Jerzy, dont le blanc des yeux était aussi fêlé qu’une vieille porcelaine, elle se dit que sa certitude venait probablement de s’ébrécher, mais elle admirait son impassibilité. C’était bien la première fois de sa vie qu’il ne s’emportait pas. Anna n’avait pas compris qu’il n’était pas impassible, mais dans un état catatonique.
Le mois de juin arriva rapidement et Stanislas passa ses examens avec une détermination à ébranler son père, qui voyait là une espèce de chantage. Stanislas voulait être certain de retourner à Montréal et évitait toutes les situations qui auraient pu l’irriter. Il avait chambardé son horaire, se précipitant dans les champs aussitôt rentré de l’école au lieu de traîner dans la maison à étudier, de feindre de ne pas voir l’heure et de n’aller aider son père que lorsque le coucher du soleil était imminent. Mais Jerzy ne fit aucun commentaire, trouvant agréable de travailler avec son fils même si celui-ci ne semblait pas prendre trop de plaisir à mettre en terre les jeunes plants fragiles. Jerzy tentait d’effacer de sa mémoire les souvenirs qu’évoquaient certains travaux. Ce jour-là, il avait souffert de ne pas raconterà son fils les blagues que lui et Jan avaient faites en installant les piquets et en tendant les ficelles. C’était devenu une plaisanterie récurrente que d’espérer une belle récolte de cordes.
Pour souligner la fin des classes, les jeunes préparèrent une soirée de spectacle à la salle municipale. En réalité, ils avaient voulu organiser une soirée de danse, mais, les parents n’acceptant qu’à la condition de chaperonner l’événement, ils avaient changé le programme. Anna et Stanislas s’inquiétaient terriblement, complices de Sophie qui consacrait quotidiennement l’heure du lunch à répéter avec «son» orchestre.
Après la mémorable journée où elle s’était changé la tête, elle n’avait plus osé défier son père, préférant lui montrer combien elle pouvait acquérir l’expérience de la scène avec le nouvel orchestre du village. Anna l’avait suppliée de n’en
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