L'envol des tourterelles
tellement qu’il n’avait même pas envie de l’enlacer.
– Si jamais un jeune pense à mettre quelque chose de plus musical, je te fais danser.
Anna le regarda en souriant, lui pinçant doucement la joue. Depuis qu’elle était entrée, elle cherchait ses enfants des yeux, mais n’avait pas encore aperçu la tête de sa fille ni le sourire blond de Stanislas. Puis les lumières s’éteignirent. Un cri de plaisir s’éleva de la piste de danse et Anna ne cessa de marmonner des supplications. Il fallait absolument que le ciel l’exauçât si elle voulait préserver la paix dans sa maison. Un projecteur, puis un deuxième, puis un troisième dirigèrent leurs faisceaux vers une batterie et deux micros. La salle poussa des petits cris excités. La majorité des jeunes s’assit par terre, tapant frénétiquement des mains. Certains parents souriaient de voir un peu de folie alors que d’autres avaient les sourcils froncés d’inquiétude, se demandant si le clergé ou les ministres, surtout les baptistes, approuveraient la soirée. Jerzy ne pensait à rien, essayant plutôt de distinguer les aiguilles de sa montre. Les projecteurs s’éteignirent et on devina un mouvement feutré sur la scène. Puis un duo de guitare et de
bass
, cent fois amplifié, accompagné d’une fébrile batterie, prit la salle par surprise. Anna sursauta et Jerzy grimaça, se tenant ostensiblement la tête à deux mains. Quelqu’un se pencha vers son oreille pour lui demander s’il avait reconnu l’air de
Peter Gunn
. Jerzy lui répondit que non et que toute pièce musicale affublée d’un pareil titre ne devrait pas avoir le droit d’exister. Les jeunes continuaient à taper des mains, chantant en chœur l’air joué en faisant «na na na na na na na na na». Jerzy hocha la tête, souhaitant que ses parents n’aient pas conscience d’une telle horreur. La pièce prit fin sous les applaudissements, les cris et les sifflements. Puis un quatrième projecteur s’alluma, forçant la salle au calme, et il se dirigea vers le fondgauche de la scène. Sophie s’y tenait debout, vêtue de la même façon que le soir de sa métamorphose, sauf qu’elle avait aussi passé le manteau Davy Crockett de son père. Jerzy aurait voulu feindre la surprise qu’il n’aurait pas mieux réussi. Sa mandibule se décrocha et ses yeux se mirent à clignoter. Anna ne savait plus où regarder, allant de Sophie à Jerzy, comme si ces derniers disputaient un match décisif de ping-pong. En quelques minutes, Sophie avait lancé la dernière note de sa première pièce. Jerzy n’avait rien entendu, agacé et honteux de la tenue de sa fille sur scène. Anna, par contre, la trouvait très à l’aise et fut émue de la réaction des jeunes qui applaudirent à tout rompre. Jerzy reprit ses esprits en entendant la voix de Sophie dans le micro, remerciant le public.
–
Thank you. And now, l thought you people would like to hear this song
. Maintenant, pour fêter à notre façon l’arrivée des Beatles en septembre...
Les musiciens grattèrent leurs instruments et le batteur assomma littéralement la grosse caisse avant que Sophie n’entonne
She Loves You Yeah! Yeah! Yeah!
Jerzy baissa le front et partit si discrètement qu’Anna le chercha des yeux sans le repérer. Puis elle vit que quelqu’un fermait la porte de la salle. Elle espéra que Sophie ne l’avait pas vu sortir et sourit aux voisins avant de le suivre, prête à courir pour le retenir. Elle fut surprise de le voir assis dans l’escalier, une cigarette allumée à la bouche. Elle s’installa lentement à ses côtés, mais il tourna la tête doucement, si doucement qu’elle mit quelques secondes à comprendre qu’il ne souhaitait pas la voir. Elle resta là à observer son profil, souhaitant qu’il mette fin à ce petit jeu pour qu’ils puissent parler de la soirée. L’orchestrejoua les dernières notes de la chanson des Beatles et se tut, noyé sous un tonnerre d’applaudissements. Jerzy fronça les sourcils et Anna espéra voir se dessiner un sourire. Mais il demeura impassible, jeta son mégot et le regardait s’éteindre au moment où Sophie commença à chanter
Puff
,
the Magic Dragon
. Cette chanson devait plaire à plusieurs parce qu’elle fut accueillie par des applaudissements.
– Sophie trouve que cette chanson ressemble à une comptine. Elle l’aime beaucoup.
Jerzy se leva et, sans lui adresser la parole, se dirigea vers la maison. Anna ferma la bouche, la
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