L'envol des tourterelles
Il doit avoir peur du travail, parce que les colonies de vacances à quinze ans, c’est un peu idiot.
– Il est moniteur assistant.
– Moi, le genre boy-scout, ça ne me dit rien. Et je suppose que tu veux que je rencontre Élisabeth?»
Stanislas avait haussé les épaules, lui faisant comprendre qu’il ne tolérerait aucun propos désobligeant au sujet de sa tante qui, il le savait, était presque morte de chagrin depuis qu’elle avait cessé de voir le docteur Boisvert. Toute la famille, de l’Est ou de l’Ouest, avait fermé les yeux sur cette liaison qui, sa mère le lui avait fait entendre, aurait duré plus de quinze ans. Florence lui avait déjà parlé de ce médecin, se contentant de dire qu’ils formaient un couple si beau qu’elle avait longtemps espéré qu’ils s’épousent pour l’adopter.
Ils se retrouvèrent tous les trois devant la statue du
Golden Boy
et Stanislas la regarda d’un œil toujours aussi curieux. L’histoire de cet oncle était si brève qu’elle frôlait l’horreur. C’est du moins ce qu’en disait son père chaque année, s’en servant toujours pour reparler de sa mère, enceinte de ce frère la dernière fois qu’il l’avait vue.
– C’est quand même une drôle d’idée de choisir un rat de cale comme monument funéraire.
Casimir avait parlé tout haut avant d’éclater de rire, imité par Jerzy, au grand déplaisir de Stanislas. Sans dire un mot, il salua le petit garçon doré et tourna le dos à son père. Jerzy ne le remarqua pas et Stanislas fila tout droit vers la rue, vérifiant l’argent qu’il avait en poche pour être certain de pouvoir manger un peu.
Il erra dans les rues de Winnipeg, croisant quelques promeneurs du dimanche et plusieurs Cris presque tous ivres. Il ne pouvait s’expliquer la différence entre ces derniers et ses amis métis de Saint-Norbert. Il en suivit un, sans raison, et s’engouffra derrière lui dans un restaurant où la seule chose propre était, parce que protégé par un globe, le cadran de l’horloge. Il se retrouva assis au comptoir sur un tabouret instable, à manger un hot-dog et des frites noyées dans l’huile et qu’il avait recouvertes de ketchup Heinz. Pâques goûtait habituellement le chocolat, mais celui-ci était amer. Il se dit que le rituel inventé par son père perdait peut-être de sa fascination parce qu’il n’était plus un enfant.
Stanislas regarda son reflet dans la glace fêlée et huileuse sous l’horloge. Il se passa une main dans les cheveux, davantage pour se donner une contenance que par coquetterie. Il avait la taille d’un homme et son père le traitait encore comme un adolescent incapable de réfléchir, incapable d’agir, ignorant du passé et du présent, et naïf quant à l’avenir. Il n’aimait pas avoir dix-sept ans. Son père semblait avoir oublié que lui-même avait cet âge lorsqu’il était parti de Cracovie pour aller au front, et le même âge quand il avait transporté son ami blessé sur ses épaules sans le sentir mourir. Chaque fois qu’il le lui rappelait, son père balayait la remarque de la main, se contentant toujours de répondre que les temps avaient changé et qu’un jeune Polonais desannées quarante avait beaucoup plus de maturité qu’un adolescent canadien d’aujourd’hui.
Il commanda une bière et on exigea qu’il montre ses papiers. Il fit une grimace et demanda un Coke. Le Cri qui l’avait conduit dans ce boui-boui dormait profondément, la tête sur la table, les cheveux dans une assiette, ronflant dans un cendrier où achevait de se consumer une cigarette. Stanislas resta dans le restaurant à ruminer la déception de son Pâques, dépensa tout l’argent qu’il avait en poche et se demanda combien de temps il mettrait à rentrer à Saint-Norbert en stop.
Le soleil avait fini de cuire les vitres crasseuses de la fenêtre lorsqu’il se leva, l’estomac rempli de coca-cola et de saucisses. En passant devant le Cri, il éloigna le cendrier, salua ensuite le propriétaire et se retrouva dans la rue. Il retourna devant le
Golden Boy
, qui lui parut triste et gris de solitude. Il s’approcha du socle de la statue et, sachant que personne ne pouvait l’épier, l’embrassa en lui souhaitant une bonne nuit. Il revint vers la rue, où il leva le pouce bien haut comme s’il avait voulu appâter l’œil des automobilistes. Il était loin de se douter qu’il était exactement au même endroit que son père avait choisi plusieurs
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