L'envol des tourterelles
qu’il ait pu être contaminé par le mal de son père.
Jerzy avait précédé les coqs. Depuis quatre jours, il n’avait pu vraiment dormir tant il avait la tête enguirlandée de pensées dont les teintes allaient du gris au noir. Sa seule consolation avait été d’apprendre que son fils était arrivé sain et sauf à Montréal, épuisé et affamé mais en parfaite santé. Il avait repensé au départ de Stanislas, s’interrogeant sur les grâces qu’avaient eues ses parents qui, ignorants de son sort, avaient pu continuer à vivre pendant la guerre. Se pouvait-il qu’il ait été un enfant cruel qui les avait blessés, tirant le premier avant même que les Allemands ne les mettent en joue? S’il avait réussi à survivre à l’échange de coups de feu avec son propre fils, la rencontre qu’il avait eue la veille avec le directeur de la banque l’avait saigné. Il marcha longuement dans les champs, regardant le soleil se lever, astre indifférent à ce qu’il allait éclairer ou chauffer. Le temps d’un jour, Jerzy avait eu le sentiment d’avoir été trahi dans le fondementmême de ses croyances. Trahi comme père, poignardé comme ami. Il prit un caillou et le lança à bout de bras, conscient que la terre, malgré son geste, n’avait pas été touchée. La terre! Ridicule petit lopin qu’il avait le prétentieux sentiment de posséder et qu’un geste risquait de lui arracher à tout jamais. Sans chercher à en comprendre les raisons, il avait rapidement pardonné à Stanislas, reconnaissant trop le sang Pawulski, le sang de fierté, le sang désespéré de l’impuissance. Peut-être allait-il rentrer par le premier train, peut-être allait-il décider de demeurer à Montréal. Quelle que fût sa décision, celle de Jerzy était de ne pas lui en vouloir. McGill était une bonne université et son fils – pourquoi se l’était-il caché? – ne serait jamais un agronome diplômé de l’université de Cracovie.
Le soleil avait changé de teinte, ressemblant maintenant davantage à une pêche blanche qu’à une orange, véritable répétition de ce qu’avait fait la lune, qui lui avait tenu compagnie pendant une partie de la nuit et s’était couchée pâlote après l’avoir laissé pantois, en début de nuit, devant sa rondeur rose orangé. Jerzy était convaincu que tous les poètes du monde avaient certainement fait des vers pour l’immortaliser. Lui-même avait essayé de penser à un poème ou à une toute petite rime, mais les seuls mots auxquels il avait songé avaient été «solitude», «tristesse», «cauchemar», le tout écrit sur un papier aussi noir que le ciel.
Anna lui avait dit de ne pas s’inquiéter, qu’ils allaient se retrousser les manches et surmonter toutes les difficultés qu’ils rencontreraient, et ce en moins de trois ans. Le directeur de la banque lui avait dit qu’ils étaient au bord de la faillite mais que la banque ne ferait rien avant que les choses ne se soient clarifiées.Personne, même pas lui, n’avait flairé l’arnaque. Qui, à Saint-Norbert, qui, dans sa propre maison, aurait pu penser que Casimir était un voleur de grand chemin, sophistiqué peut-être, mais un voleur? Un filou. Un escogriffe qui l’avait leurré par ses flagorneries.
Jerzy ne savait comment éteindre la rage qui le consumait. À l’intérieur, tout près du cœur, il avait une plaie qui, tel un volcan, crachait de la lave brûlante qui se répandait dans toutes ses veines. Il avait mal, terriblement mal. Mal de savoir que son écriture avait été imitée par un calligraphe de grand talent qui lui avait fait signer des chèques dont le total excédait non seulement sa marge de crédit mais aussi ses épargnes. Il était insulté d’avoir logé un comédien si chevronné qu’il avait religieusement inscrit sur un calepin tout ce qu’il leur devait. Jerzy avait été leurré par des colonnes de chiffres bien alignées sur un calepin de vingt-cinq sous. Hypnotisé. Aveuglé. Idiot.
27
L’année 1968 commença de façon désorganisée. Élisabeth était partie à New York pour reconduire Florence, dont la grand-mère était décédée peu avant Noël. Le corps avait été déposé dans le charnier du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, la terre gelée refusant de se laisser ouvrir. Florence, détestant son nouveau statut d’orpheline, avait vécu son deuil en zombie et, pour s’en éveiller, mis toute son énergie à vider l’appartement de sa grand-mère en vue
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