L'envol des tourterelles
être à l’heure à la gare. Il rangea son violon, presque chagrin, sa joie lui ayant donné une envie insatiable d’en jouer. Il passa la porte et fut accueilli par une Anna contrariée par son projet de vente imminente et son intention, encore plus folle, d’inscrire les enfants dans des écoles de Cracovie. Il en fut irrité et la pria de cesser de le regarder comme si son but était de les mener tous à l’abattoir.
– Si tu te sens en exil, Jerzy, c’est parce que tu es incapable de reconnaître le temps. Tu veux sans cesse faire marche arrière, comme si cela était possible, ou regarder devant toi en imaginant ta famille dans un autre décor, parlant une autre langue. Tu ne vois plus ton fils tel qu’il est, mais tu le moules sur tes rêves. Quant à ta fille, tu seras sûrement chagriné quand elle refusera d’étudier le chant classique.
– C’est là qu’est son avenir.
– Peut-être plus maintenant. Nous sommes au Canada en 1967, et non à Cracovie en 1937, Jerzy. L’avenir n’a pas le même visage, et si elle faisait le dixième, que dis-je, le millième de ce que font les Beatles, son avenir serait plus que rose.
Jerzy voulut lui répondre qu’elle lui faisait miroiter des rêves de shampooineuse, mais serra les mâchoires, las d’entendre sa femme devenir illogique en plus de lui refuser son appui. Heureusement que Casimir, lui, comprenait son désir. Il lui avait même laissé entendre qu’il le suivrait probablement et que, là-bas, ils pourraient recommencer une vie plus polonaise, donc plus simple,mais tellement plus intéressante et plus riche. Une vie qui aurait un passé et dont tous les hommes pourraient parler en se rappelant leurs souvenirs communs.
«Est-ce qu’il y a des hommes ici qui peuvent parler de l’assaut de la cavalerie contre les chars allemands? Non, monsieur. Ici, les hommes parlent de la grande inondation de 1950, comme s’il n’y avait rien eu avant.
– C’est vrai, Casimir. Le passé n’a pas encore assez vieilli.
– C’est ça, le passé, c’est comme du vin. S’il n’a pas assez vieilli, il est pâlot et insipide.»
Jerzy l’avait écouté parler pendant des heures et avait été franchement ému de reconnaître ses propres désirs dans les vœux de son ami. Il regarda Anna en soupirant sa déception, trouva sa canine beaucoup trop protubérante et alla à la salle de bains, où il se doucha, omettant toutefois de chanter comme il le faisait tous les dimanches, pour s’assurer qu’elle le saurait d’humeur massacrante.
Ils arrivèrent avec dix minutes de retard alors que le train était entré en gare avec quinze minutes d’avance. Ils trouvèrent Stanislas et Sophie assis au comptoir du snack, sirotant un
Coke
, leurs valises posées près d’eux. Dès qu’il les vit, il fut assailli par un trac fou, se demandant s’ils allaient continuer de lui parler ou s’ils le bouderaient pour le reste de leur vie, trop contrariés par ses projets. Il voulut susurrer à Anna qu’il était mort de peur, mais elle était déjà à leurs côtés, les étreignant tous deux contre sa poitrine légèrement alourdie par les années. Il lui envia cettefacilité qu’elle avait de s’approcher d’eux alors qu’il se sentait obligé de les apprivoiser comme s’ils étaient des bêtes sauvages. Sophie était partie en emportant sa colère et il avait espéré voir sur son visage la joie du retour, mais il ne reconnut que des soupirs semblables à ceux de Stanislas, qui disaient son regret d’être revenu. Sophie semblait avoir encore grandi, ce dont il lui fit part avec une certaine fierté dans la voix, comme s’il y avait été pour quelque chose.
– Peut-être.
Stanislas se leva et empoigna les deux valises de ses bras de fer. Jerzy en fut profondément mortifié, sentant violemment que son fils tentait de lui faire comprendre qu’il était trop vieux et boiteux pour soulever une valise un peu lourde. Il s’approcha de lui et tenta d’en prendre une, mais Stanislas lui dit, de sa voix toujours aussi calme, qu’il pouvait le faire seul.
– Moi aussi, je peux le faire seul.
– Je sais, mais je vais aller plus vite.
Jerzy jeta un regard de supplicié à Anna qui, il le comprit, avait presque aussi mal que lui. Ils suivirent donc Stanislas qui cavalait aussi allègrement que s’il eût porté deux sacs de plumes. Sophie tenait le bras de sa mère et piaillait comme si elle craignait qu’il n’y eût pas de lendemain, et il se
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