L'envol du faucon
été pendu la semaine précédente et quatre autres moisissaient en prison pour avoir fait chavirer une barque et noyé un des sahibs. Le sahib en question était visiblement ivre au moment du drame. C'est tout juste s'il avait été capable de descendre l'échelle du navire pour grimper dans la barque. Les autres passagers ne s'étaient pas noyés. Même la memsahib s'était agrippée à l'embarcation et avait survécu. Ce n'était pas juste ! On n'avait pas tenu compte au procès du fait que le sahib était ivre.
Ce gouverneur était assurément strict et pointilleux sur le chapitre des règlements, songeait le chef des rameurs. Les règlements, les règlements, toujours plus de règlements auxquels il fallait obéir. Et toujours plus d'impôts à payer. On construisait maintenant un mur autour de la ville noire et le moindre coolie se voyait demander de contribuer aux travaux sur sa paie. Le gouverneur précédent, celui au visage vermillon et à la verrue sur le nez, les avait dans l'ensemble laissés en paix. Mais celui-ci portait toujours sa tenue officielle, malgré la chaleur étouffante, ce qui n'améliorait pas son humeur. II inspirait à tous une crainte divine. Il était pire que Shiva en colère. Et que Vishnou qui voit tout. Il fallait admettre qu'ils le respectaient malgré eux. Il était certainement différent des autres. Il avait appris leur langue et semblait s'intéresser à leur religion, mais ne serait-il pas préférable d'avoir un gouverneur un petit peu moins zélé ? Ces Blancs étaient décidément une drôle d'espèce. L'un d'eux avait même chez lui un tigre, dont s'occupaient jour et nuit des esclaves qui lui donnaient une fois par jour une chèvre entière à manger. Quelle extravagance, quand des milliers de gens mouraient de faim dans la ville noire !
Voilà qu'ils approchaient de la barre, à deux encablures du rivage. C'était là que le fatal accident s'était produit. Le chef des rameurs cria un ordre à ses dix rameurs et six d'entre eux sautèrent de la barque, trois de chaque côté, pour la maintenir droite au milieu des vagues qui déferlaient sur les récifs. Cette fois, il n'y eut pas d'incident : tous poussèrent un soupir de soulagement et remercièrent les dieux de leur miséricorde en pénétrant dans des eaux plus calmes. Ils rameraient encore un peu, puis le chef sauterait dans l'eau et hisserait l'unique passager hors de l'embarcation. Ce n'était pas un passager ordinaire, celui-là. C'était le frère du gouverneur en personne. Il avait l'air très inquiet. Peut-être avait-il eu vent de l'accident de la semaine précédente... Le chef le transporterait sur ses épaules jusqu'à la plage afin de lui éviter de mouiller son haut-de-chausses.
Thomas Yale était en effet inquiet lorsque le robuste batelier le hissa hors du bateau comme un enfant. Il redoutait cette rencontre avec son frère. Il tâta le sac qui contenait les rubis rejetés. Plus d'un millier ! Pis, le Trésor du Siam avait donné ordre de suspendre le paiement de plusieurs factures dues à la Compagnie anglaise en attendant le remboursement de l'avance versée pour les rubis. Il y avait aussi une lettre de Phaulkon à Elihu. Comme elle était scellée, il n'avait pu en prendre connaissance : il préférait ne pas penser à son contenu.
Une armée de jeunes indigènes en pagne s'était rassemblée sur le rivage comme c'était le cas chaque fois qu'un nouveau bateau arrivait. A la minute même où le robuste porteur de Yale déposa son fardeau sur le sable brûlant, ils coururent vers lui pour lui offrir en vociférant sucreries et babioles. Mais il n'était pas d'humeur à lanterner : il les écarta et se dirigea à grandes enjambées vers la porte de la mer. Ce n'est qu'au moment où il se mit à gravir les marches de pierre que les enfants abandonnèrent la poursuite, effrayés par les gardes en faction au grand fort. La sentinelle le salua et deux soldats l'escortèrent directement jusqu'au bureau du gouverneur.
Elihu Yale s'affairait à trier une montagne de papier à son bureau. Il venait d'avoir ses entrevues quotidiennes avec les agents généraux des villes environnantes et il y avait beaucoup de paperasserie. Il allait falloir faire tout de suite le nécessaire pour l'excellente nouvelle qu'il venait de recevoir. Il répon-dit au coup frappé à sa porte avec plus d'entrain que de coutume. Son visage s'éclaira quand il vit son frère sur le seuil. « Mon cher Thomas ! dit-il en se
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