L'envol du faucon
des interminables rangées d'éventaires protégés du soleil par des parasols multicolores, jusqu'à ce qu'elle eût atteint le domaine de Sri : les fruits et les légumes. La vendeuse, grassouillette et joviale, improvisait à voix haute, invitant la foule à s'approcher puis insultant ceux qui ne lui achetaient rien. Apercevant Sunida, elle interrompit sa harangue au beau milieu d'une phrase.
« Ma petite souris, quelle surprise ! Quel bon vent t'amène ? Je croyais que le temps de l'espionnage était révolu, ajouta-t-elle à voix basse.
— Pi Sri », dit Sunida en s'adressant affectueusement à son amie plus âgée comme à une sœur aînée, « nos beaux jours de conspiratrices ne sont pas finis. Nous avons un nouveau projet.
— Un autre projet ! » s'exclama Sri en se donnant une grande claque sur les deux cuisses. « O Bouddha miséricordieux, vous avez entendu mes prières. Combien de fois ne vous ai-je pas supplié de mettre fin à la corvée de réussir à faire payer mes pauvres clients trop cher ? Un projet, dis-tu ? Je suis toute ouïe. » Elle lui fit signe de s'asseoir par terre à côté d'elle.
Sunida s'installa confortablement en tailleur à son côté, tandis que la marchande se roulait une grande feuille de tabac et la collait entre ses dents tachées par le bétel. Elle se pencha pour en allumer l'extrémité à la flamme de la rôtissoire à insectes, inhala une longue bouffée et s'adossa, pleine d'impatience.
Sunida s'apprêtait à donner des détails quand une cliente s'approcha nonchalamment de 1 eventaire et se mit à examiner un gros melon d'eau. Sri lui lança un regard menaçant, comme si elle n'avait pas à la déranger en pareil moment. Cependant, la vieille femme paraissait ne pas s'en apercevoir et prenait son temps. Visiblement, elle était du genre difficile à satisfaire. De temps à autre, elle jetait un coup d'œil appréciateur à Sunida, et Sri ne tarda pas à être exaspérée.
« Celui-là, vous ne pouvez pas vous le payer, s'exclama-t-elle, irritée. Il est trop cher et je ne descendrai pas d'un seul salung.
— Vraiment ? C'est à moi d'en juger. » Comme si de rien n'était, la vieille dame continua à examiner le fruit de près. Au moment où elle s'apprêtait à le renifler, elle lança un nouveau regard à Sunida.
La patience de Sri était à bout. « Vous perdez votre temps. C'est là-bas que vous trouverez toutes les bonnes occasions », dit-elle en indiquant une direction par-dessus son épaule.
La femme regarda Sri droit dans les yeux et sourit. Mince et gracieuse, elle avait bien vieilli : son teint brun foncé était mis en valeur par ses cheveux gris, coupés court, et les rides autour de ses beaux traits lui donnaient un air de dignité patinée. Elle avait dû être très belle dans sa jeunesse.
« On m'a déjà informée que vos denrées sont trop chères, dit-elle sans se départir de son sourire. Mais j'ai appris dans mon métier qu'il est souvent sage de payer plus pour avoir ce qu'il y a de mieux. » Elle fit une pause comme pour donner à Sri le temps de lui demander quel était son métier. Mais Sri n'avait nullement l'intention de lui faire ce plaisir.
La vieille dame se dirigea vers Sunida. « C'est votre fille?
— Oui, mais elle n'est pas à vendre. » Sri gloussa, contente de sa repartie.
« Dommage », répondit soudain la vieille dame qui gagna aussitôt l'éventaire voisin.
« Bouddha miséricordieux ! dit Sri en faisant la grimace. J'ai cru qu'elle ne partirait jamais. Parle-moi donc de notre projet, ma petite souris. La curiosité me fait transpirer.
— Eh bien, Pi, dit Sunida, c'est tout ce qu'il a de plus secret. » Elle se rapprocha de Sri. « Le maître m'a confié que des forces étrangères sont arrivées à bord de plusieurs gros vaisseaux. Ils sont au moins cinq cents soldats qui attendent pour débarquer. » Sunida s'interrompit pour observer l'effet de ses paroles. Mais Sri se contenta de hausser les épaules sans trahir d'émotion.
« Ma petite souris, tu ne m'apprends rien. La rumeur circule sur la place du marché depuis des jours. Bon, peut-être pas des jours, mais au moins depuis hier. Et qu'est-ce que le maître dit qu'ils veulent, ces farangs ?
— Il n'en est pas encore sûr, mais pour plus de tranquillité nous devons trouver des moyens de les distraire, d'affaiblir leur détermination quelle qu'elle soit. »
Sri éclata de rire puis regarda autour d'elle. « Les affaiblir, dis-tu ? Eh bien ! Je
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