L'envol du faucon
connais ici quelques marchandes qui vendent des produits de qualité si médiocre que les farangs passeraient leurs journées dans la position accroupie. »
Sunida pouffa de rire. « Ce serait une solution, Pi Sri, mais le maître pense que nos femmes pourraient mieux faire l'affaire. J'entends par là pour détourner les farangs de leur tâche.
— Nos femmes ? » Sri parut réfléchir à la question. Puis elle sourit, visiblement réjouie à cette idée. « Tu veux dire pomper tous leur jus farang jusqu'à ce que leurs corps se dessèchent comme du poisson au soleil ? C'est une idée qui me plaît, ma petite souris. Mais où trouverions-nous des volontaires de ce genre ? » Elle fronça le nez de dégoût. « Ils ne sentent pas vraiment la fleur de kadong, ces farangs, hein ? Sauf le maître, bien entendu, s'empressa-t-elle d'ajouter.
— Nos femmes ne manquent pas de ressources, surtout si nous nous adressons aux papillons de nuit. Ne commencent-elles pas toujours par laver leurs clients ? »
Sri eut un grand rire de gorge. « Pauvres farangs ! A peine débarqués, les voilà récurés, frottés et aimés ! Nos filles pourraient appeler ça le bain éro-tique. Elles pourraient dire que ça fait partie des rituels de bienvenue siamois.
— Pi Sri, vous êtes incorrigible. » Sunida savourait toujours les moments passés avec Sri. Elle la regardait maintenant d'un air espiègle. « Dans votre jeunesse, je parie que vous vous seriez chargée d'eux tous à vous toute seule.
— Qu'est-ce que tu veux dire, dans ma jeunesse ? J'envisageais d'offrir mes services maintenant. »
Sunida prit soudain un air grave. « Notre problème principal, Pi Sri, c'est le temps. Nous n'en avons pas beaucoup. Les farangs obtiendront la permission de débarquer d'un moment à l'autre, et le maître veut que nous soyons prêtes à les recevoir. Ils ont passé sept mois en mer, voyez-vous.
— Sept mois en mer ? s'exclama Sri. Alors peu importe qui nous leur trouvons. » Elle pouffa. « Mes chances augmentent de minute en minute. Ah ! Mais regarde qui vient nous voir. Une candidate certaine, celle-là. Telle que je la connais, elle donnerait tout le contenu de son éventaire pour pouvoir se porter volontaire. »
Une femme dodue, aux cheveux gris, s'avançait vers elles sans hâte. C'était une amie de Sri, et la propriétaire de l'étal qu'elle avait indiqué plus tôt.
« Bonjour, Sri. Merci pour le tuyau ! La vieille dame m'a acheté la moitié de mon éventaire. Qu'est-ce qui t'arrive ? Deviendrais-tu généreuse en vieillissant ? Je n'arrivais pas à croire que tu me l'avais effectivement envoyée. Tu sais qui c'est, bien sûr ! »
Sri feignit l'indifférence, mais la curiosité l'emporta. « Rafraîchis-moi la mémoire, dit-elle.
— Quoi, tu ne le sais même pas ! » s'exclama la grosse femme, savourant cet avantage soudain. Incrédule, elle hochait la tête comme si elle avait affaire à un enfant ignorant.
« Allez, Soong, ça suffit ! Qui est-ce, que diable ?
— C'est Khun Prateep, bien sûr, la propriétaire de la fameuse maison de plaisir flottante, près de Samut Songhkram. On la dit plus riche qu'un mandarin. Elle n'a même pas pris la peine de discuter les prix. Pas étonnant que tu ne lui aies pas mis le grappin dessus : tu ne savais pas ! », gloussa-t-elle, au comble de la joie.
Mais Sri n'écoutait plus. Elle se leva avec une agilité remarquable et cria : « Elle est partie par où ? Vite !
— Je ne sais pas, répondit son amie déconcertée. Elle est probablement rentrée chez elle. Elle croulait littéralement sous les emplettes. »
Sri n'entendit pas la fin de la phrase. Elle se précipita, bousculant clients et vendeuses et déclenchant sur son passage un concert de protestations.
Sunida se leva également en se demandant si elle devait lui emboîter le pas. Elle se tourna vers la grosse femme qui suivait, sidérée, la course éperdue de Sri. « Pi Soong, qu'est-ce au juste qu'une maison de plaisir flottante ? »
Bien qu'elle eût l'esprit ouvert et apprît vite, Sunida avait mené une existence protégée, d'abord à la cour provinciale de son oncle, puis au palais royal. En dehors des papillons de nuit dont tout le monde avait entendu parler, les dessous de la vie dans la capitale lui étaient peu familiers.
Soong la regarda avec affection. « C'est le domaine du Monde du Saule, mon enfant. La campagne autour de Samut Songhkram est célèbre pour son dédale de canaux qui longent les
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