L'envol du faucon
mandarins des différentes classes. Ils rencontrèrent d'abord ceux de la cinquième, de la quatrième et de la troisième classe, puis ceux de la deuxième.
Ils arrivèrent enfin à un escalier au pied duquel se tenaient deux magnifiques éléphants caparaçonnés d'or et six chevaux persans dont les harnais scintillaient de diamants, de rubis et de perles. Le cortège s'arrêta. Seule la délégation, accompagnée de mandarins siamois, fut autorisée à gravir les marches pour accéder à la salle d'audience magnifiquement lambrissée. Signe particulier de bonne volonté, une exception avait été faite pour les ecclésiastiques français, dont le père Tachard, qui s'étaient joints à l'ambassadeur et à sa suite. Ils eurent également l'autorisation d'entrer dans la salle d'audience. Là, sur de magnifiques tapis persans, les princes et les principaux ministres du royaume étaient prosternés par ordre hiérarchique. Au centre de la salle, haut perchée sur un vase d'or, se trouvait la lettre du roi de France.
La coutume siamoise voulait non seulement que chaque envoyé fût prosterné devant le roi et restât dans cette position mais aussi qu'on gravît les escaliers sur les coudes et les genoux, et enfin qu'on ne portât pas de chaussures en présence du roi. Au grand soulagement de La Loubère, Phaulkon avait obtenu pour lui des concessions spéciales qui feraient de sa visite un événement d'une importance sans précédent. Phaulkon avait persuadé le roi d'autoriser La Loubère à rester debout à la manière européenne, la tête inclinée, tandis que le reste de la délégation se conformerait à la coutume siamoise. Embrassant la scène du regard, l'ambassadeur ne put réfréner un petit rire silencieux en voyant le corpulent Desfarges, tel un crocodile obèse, aplatir sur le tapis sa carcasse dont les articulations gémissaient.
Une atmosphère d'excitation silencieuse se dégageait de ces quelque quatre-vingts officiels siamois et des membres de la délégation française qui attendaient, prosternés, que le roi apparût.
Au son de la musique qui avait déjà accompagné le cortège jusqu'au palais, La Loubère vit s'ouvrir les rideaux du balcon qui surplombait la salle d'audience et qui était entouré par neuf gradins de parasols d'or : le roi couvert de bijoux fit son apparition. Il portait une couronne conique ornée de diamants et une veste rouge richement brodée à boutons de perle et décorée de fleurs d'or. Mais son visage restait dans l'ombre : personne n'était autorisé à le contempler. Son cou, ses poignets et ses doigts étaient constellés de diamants étincelants.
Les mandarins à plat ventre se mirent à genoux et s'inclinèrent trois fois, touchant le sol de leur front. La Loubère s'inclina bien bas à la manière européenne. Par l'intermédiaire de Phaulkon, le roi souhaita chaleureusement la bienvenue à l'ambassadeur et aux membres de sa mission et espéra qu'ils n'avaient pas fait un voyage trop fatigant. La Loubère remercia à son tour le roi pour la splendide réception qu'il avait reçue au Siam et offrit les salutations et les bons vœux de son maître, Louis XIV, roi de France.
La coutume voulait qu'une lettre royale fût remise au roi par l'émissaire qui l'avait apportée au bout d'un manche d'or mesurant environ trois pieds. De cette façon, aucun mortel n'avait de contact physique avec une partie quelconque de la lettre ou de la personne du roi. La Loubère s'acquitta de cette tâche.
Après que Sa Majesté eut placé la lettre à côté d'elle, l'ambassadeur prit la parole en suivant de près le ton et le contenu de la lettre de son maître. Après les politesses d'usage, il exhorta le roi à se faire chrétien, « puisque par ce moyen Sa Majesté s'assurera le bonheur éternel au paradis après un règne si prospère sur terre ». La traduction de Phaulkon était un chef-d'œuvre de paraphrase improvisée qui évitait soigneusement tous les points épineux : le Seigneur de la Vie et l'assemblée des mandarins continuèrent à ignorer la vraie teneur des propos de l'ambassa-deur en matière de religion, et la réponse de Sa Majesté à son tour ne fit aucune allusion à une conversion. Elle s'enquérait de l'état de santé du roi de France et de sa famille et demandait s'il avait fait dernièrement de nouvelles conquêtes militaires.
Après un nouvel échange de politesses, le rideau se referma et le roi disparut au son de la fanfare habituelle. Les
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