L'envol du faucon
conduite, et toute tentative de coercition lui déplairait fortement. Elle aime arriver à ses propres décisions au moment qu'elle a choisi. La présence même d'une ambassade française si éminente aura, j'en suis sûr, une influence des plus positives sur sa façon de voir les choses. Mon maître considère son amitié avec le roi de France comme un sujet d'une suprême importance.
— Certes, mon Seigneur, et cette amitié serait irrévocablement scellée par sa conversion. Votre roi ne pourrait trouver meilleure façon d'afficher ses sentiments.
— Tout à fait, Votre Excellence, encore qu'il pourrait y avoir ici une subtile différence de priorités. Voyez-vous, mon maître a l'impression que votre visite est essentiellement motivée par le désir qu'a le roi Louis de lui exprimer sa grande amitié. Il ne paraîtrait donc pas politique que la première ouverture concerne essentiellement le sujet de sa conver-sion. Celle-ci devrait arriver naturellement et en temps voulu.
— Mais quand ?
— Je crois que la question est davantage politique que religieuse, Votre Excellence. Voyez-vous, le bouddhisme est une façon de vivre implantée ici de longue date. Même si le roi lui-même a peut-être déjà vu les mérites de la nouvelle foi, son peuple suit les vieilles croyances depuis des générations. L'abandon soudain par le roi de ces croyances, sans avoir préparé la nation au changement, pourrait entraîner des troubles graves. La majorité des courtisans et des officiels importants de ce pays sont des bouddhistes dévots, et l'opposition à une conversion soudaine du roi fleurirait partout. »
La Loubère semblait sceptique. « D'après ce que j'ai vu du Siam, seigneur Phaulkon, le roi est révéré comme un dieu ; et s'il devait exhorter ses sujets à embrasser la foi chrétienne, leur réaction serait certainement d'obéir et non de se rebeller.
— Votre Excellence, bien qu'il soit vrai que les Siamois vénèrent énormément leur roi, il est également vrai qu'ils sont un peuple traditionnel et fier de son héritage. Ils ne changent pas facilement leurs habitudes. Qui plus est, ils ont été élevés dans un esprit de tolérance totale à l'égard des croyances des autres peuples. Historiquement, il y a eu ici une liberté complète de culte : personne ne peut être poursuivi pour ses croyances pourvu que lesdites croyances n'entrent pas en conflit avec les lois du pays. Il ne sera pas simple, Votre Excellence, d'imposer une foi obligatoire à l'exclusion de toutes les autres.
— Comment voyez-vous donc, seigneur Phaulkon, que l'on puisse servir les intérêts de mon roi dans ces conditions ? »
Le ton qu'employait La Loubère trahissait une note d'impatience.
« Si nous rompons trop rapidement avec les traditions, nous pourrions inciter le pays à la rébellion, ce qui pourrait permettre à quelques ardents nationalistes, moins bien disposés que Sa Majesté à l'égard des étrangers, de s'emparer du pouvoir. C'est sous le règne du roi actuel, Votre Excellence, que les intérêts du roi de France pourront être le mieux servis. Il nous faut procéder avec prudence et atteindre notre objectif pas à pas. Nous devons d'abord obtenir un accord politique, un traité officiel d'amitié, puis des concessions commerciales et enfin, pour couronner le tout, une entente religieuse.
« Vous devez comprendre, Excellence, qu'en matière d'étrangers les Siamois sont habitués à la politique expansionniste des Hollandais et aux manœuvres inconsistantes des Anglais. Les Français sont encore une nouveauté ici. Les Siamois doivent en venir à les considérer comme leurs principaux alliés, ils doivent en venir à faire confiance à la France et à ses desseins comme à aucune autre puissance européenne avant elle. Ils doivent en venir à respecter ses coutumes de sorte que, lorsque le roi finira par se convertir, ce changement semblera presque naturel.
— Vous êtes un fin diplomate, seigneur Phaulkon, et je suis votre raisonnement, mais les jésuites ont assuré au roi Louis que votre roi est non seulement bien disposé à l'égard du christianisme mais que sa conversion est imminente. »
Phaulkon eut un sourire résigné. « Malheureusement, Votre Excellence, nos ecclésiastiques, dans leur ferveur, n'ont été que trop enclins à voir dans la situation davantage que ce qui s'y trouvait. Ils se sont laissé influencer par les terres que Sa Majesté leur a données et par ses généreuses
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